samedi 13 décembre 2008

Une nouvelle dimension de la citoyenneté : Europe et environnement


Dans quelques mois, le citoyen européen pourra plus encore qu'aujourd'hui jouer un rôle à l'échelle multinationale :
- en votant pour un Parlement dont les pouvoirs s'accroissent : depuis la motion de censure jusqu'à la co-décision, en passant par le droit de pétition et d'enquête, le droit d'amendement sur les dépenses non-obligatoires, la concertation ou la coopération, le Parlement européen détient aujourd'hui une puissance d'action que les citoyens européens ne devraient pas négliger.
- en profitant des avancées du traité de Lisbonne, qui permettra aux parlements nationaux d'engager un contrôle juridictionnel sur les actions de l'Union et qui prévoit un droit d'initiative populaire.

Aussi il serait bon de s'intéresser dès aujourd'hui aux orientations prévues de la politique européenne, car la mise en oeuvre de ces prévisions se fera au moment où, justement, les citoyens européens auront davantage de marge d'action dans l'Union.

Parmi ces orientations, celles prévues par le rapport consacré à la mise en oeuvre de la stratégie européenne de sécurité ne manquent pas d'intérêt. Le rapport prévoit une "redéfinition de l'ordre multilatéral". Un choix diplomatique issu de la fin du monde bipolaire, effacé en même temps que la guerre froide, et qui ne s'accommode pas de l'idée de civilisation universelle. L'ordre multilatéral implique, au moins en partie, de respecter la diversité humaine et culturelle. En ces temps de centenaire de Claude Levi-Strauss, cela semble logique… Néanmoins, dans cet ordre multipolaire, l'action de l'Union doit se rapprocher, d'après le rapport, de l'action des États-Unis : l'Occident contre tous les autres ?

Le changement de présidence et les orientations proposées par B. Obama vont (fort heureusement, pourrait-on dire) dans le sens des autres orientations proposées par le rapport : la sécurité énergétique et la cybersécurité. Alors non, dans les projets d'Obama on ne trouve pas ces termes, ce qui est logique puisque son discours n'est pas sécuritaire. Les thématiques, en revanche, sont les mêmes : utilisation des nouvelles technologies de l'information et préoccupations énergétiques.
Malheureusement, à la différence de la nouvelle vision américaine qui prône la recherche d'une meilleure efficacité énergétique, le rapport sur la PESC évoque la sécurisation des voies de transit des matières premières par la Turquie et l'Ukraine et l'amélioration des relations avec la Russie. Alors qu'il appartiendrait tout autant à une politique de sécurité de diminuer les flux transitant par ces pays. Ce choix reflète la position adoptée hier, concernant le plan climat : quelques avancées, certes, mais tellement faibles…

Dans le même temps, le Programme des Nations unies pour l'environnement veut profiter de la crise pour aller vers une économie verte. Une option qui n'a pas été retenue par l'Union. Vient-on de rater le train ? Pour le citoyen européen qui voudrait influer sur ces orientations, il n'est peut-être pas trop tard : par son vote, puis (après la ratification irlandaise…) par son droit d'initiative, il pourrait peut-être pousser l'Union à être plus réaliste et moins crispée sur une vision du monde en train de se périmer.

Mais pour cela, les citoyens européens ne doivent pas rester isolés : ce qu'il faut mettre en place, c'est une véritable agora européenne. Pas un lieu de consultation pays par pays, comme c'est le cas actuellement sur le site de consultation européenne European citizens consultation, qui ne permet pas, avec un même identifiant, d'aller sur les forums des différents pays.
Les citoyens européens, peut-être par l'intermédiaire des partis européens, mais aussi indépendamment de ceux-ci, doivent créer une véritable "République" européenne, au sens latin du terme, la res publica, la chose publique. La construire et se l'approprier. La démocratie participative, parce qu'elle permet l'échange et la connaissance de l'autre, pourrait bien constituer la meilleure voie pour y parvenir.

samedi 22 novembre 2008

De ce que le législateur devrait avoir en tête lorsqu'il fait les lois

Dans sa Carte Blanche au Monde du mercredi 19 novembre, Ph. Askenazy soulevait deux arguments peu entendus dans les débats concernant l'ouverture des commerces le dimanche : le coût écologique et le surcoût à l'achat.
Coût écologique de l'ouverture dominicale : les grandes surfaces et les zones commerciales couvertes qui ouvriraient le dimanche ont des consommations énergétiques énormes, entre l'éclairage, la climatisation ou le chauffage de vastes espaces constamment ouverts, la réfrigération mise à mal par l'ouverture et la fermeture des banques… Ouvrir un jour de plus dans la semaine serait augmenter ces consommations, sans compter les pollutions induites par les déplacements des clients, mais aussi des employés. Ouvrir le dimanche, c'est accroître l'empreinte écologique de la société, tout en réduisant son rapport à la nature puisque le temps pris pour aller faire les courses en famille n'est pas passé dans des activités de plein-air. Mais rien ne dit que les familles qui iront faire leurs courses avaient auparavant des activités de plein-air.
Deuxième coût, l'augmentation des prix à la consommation. Aux États-Unis, les prix se sont élevés de 4% consécutivement à l'ouverture dominicale. Mais peut-être est-ce considéré comme un remède à la déflation qui guette…

En tout cas, ces deux arguments n'ont pas été beaucoup entendus dans les débats concernant l'ouverture des commerces le dimanche. Le seul bien-être évoqué était celui du consommateur qui pourrait enfin optimiser ses choix de consommations en allant au supermarché le dimanche, avec moins de stress. Que cela augmente ses dépenses en essence ne semble pas rentrer en compte. On pourrait dire que, de toute façon, il fallait bien qu'il se rende au supermarché une fois au moins dans la semaine, alors, le dimanche ou un autre jour… Et bien non, il pourrait tout aussi bien faire les courses dans un commerce de proximité (qui, lui, n'aura pas les moyens financiers pour ouvrir tout le dimanche), ce qui permettrait au consommateur de moins dépenser en essence et de maintenir une activité commerciale près de chez lui. Le consommateur considère qu'il est moins cher d'acheter dans une grande surface plutôt que chez un petit épicier, surtout quand il a deux jours pour cela et qu'il peut aller d'un magasin à l'autre pour comparer les prix. Mais il ne prend pas en compte les coûts d'essence.

En fait, l'une des questions essentielles (c'est le cas de le dire) de cette proposition concerne l'organisation urbaine et l'organisation de l'emploi du temps de chacun : est-il préférable de rester plus tard au travail en se disant qu'on ira faire les courses le dimanche (ou après 21h, puisque déjà la plupart des grandes et moyennes surfaces sont ouvertes jusqu'à 22h), ou va-t-on privilégier une organisation sportive de la journée de semaine (rentrer, faire les courses, récupérer les enfants), sachant qu'on pourra se reposer le dimanche ? est-il préférable de multiplier les commerces de proximité, quitte à ce que leurs horaires soient plus flexibles (et non pas plus larges), ce qui permettrait également de maintenir des emplois de proximité pour les employés travaillant dans ce secteur, ou bien faut-il organiser une répartition fonctionnelle de l'espace urbain en renforçant la tendance actuelle de périurbanisation d'activités commerciales, accessibles quasi-uniquement par des transports individuels.
Deux choix de vie dont il a peu été question.

Dans le même ordre d'idée, les débats (très courts) sur la prolongation de l'activité professionnelle jusqu'à 70 ans n'ont pas posé le problème de la capacité de l'être humain à travailler jusqu'à 70 ans. Une étude récente de l'Inserm montre que l'espérance de vie "en bonne santé" est beaucoup plus courte que l'espérance de vie tout court. En Europe, alors que l'espérance de vie masculine est de 78,6 ans pour les hommes et 83,5 pour les femmes, l'espérance de vie en bonne santé tombe à 67,3 ans pour les hommes et 68,1 pour les femmes. En France, les chiffres correspondant sont respectivement 68 ans et 69 ans  et 8 mois. Autant dire que seules les femmes, en France, peuvent espérer atteindre la retraite en bon état si l'âge d'arrêt du travail est porté à 70 ans. Dans tous les cas, il faudra compter avec des salariés bien en-deça de leurs capacités maximales de production. Le recul de l'âge de la retraite est un objectif dans toute l'Europe, tout comme le recul du chômage de seniors. Pour reculer l'âge de la retraite, en réalité, il faudrait permettre à tous les seniors d'arriver à 70 ans en bonne santé (sinon, où serait l'intérêt de l'employeurs ?). Mais surtout, il faut leur promettre de repousser plus loin cette limite, afin qu'ils puissent profiter de leur retraite et par conséquent accepter de la prendre tardivement (sinon, où serait l'intérêt de l'employé ?).
Mais l'amendement proposé par le parlement français, curieusement, n'évoquait pas cet aspect des choses…

mercredi 19 novembre 2008

Un mois plus tard… un nouveau catastrophiste

Ce qui est réjouissant avec la thématique écologique, c'est le nombre de catastrophes que l'on peut affronter en quelques jours.

Ainsi, les pages Planète du Monde font alterner récits enthousiasmants (des architectes qui améliorent des bidons-villes par des constructions "durables" ; l'oenologie d'Afrique du Sud qui se met au vert…) et descriptions apocalyptiques.
L'interview de Claude Lorius, glaciologue, parue le 12 novembre, appartient à la deuxième catégorie. Attention, Claude Lorius est un optimiste : il y aura "des catastrophes, des cataclysmes, des guerres. Les inondations, les sécheresses, les famines s'amplifieront" MAIS "l'homme sera toujours là". Et oui, bienvenue dans le monde moderne : tout va mal, mais vous n'avez aucune chance d'en sortir !
Claude Lorius accepte l'idée d'anthropocène, associée par Paul Crutzen à l'augmentation des concentrations en CO2. Il l'applique à l'ensemble de la planète (occupation des sols, utilisation des ressources, gestion des déchets). Mais, à la différence de certains écologistes "profonds", il ne met pas en cause la pression démographique ; l'important selon lui est la pression énergétique (un chiffre en passant : au XXème siècle, alors que la population était multipliée par quatre, "la consommation d'énergie dont dépendent les émissions de gaz carbonique était multipliée par 40"). Une des solutions serait d'aboutir à une gouvernance internationale. Mais rien ne semble s'engager en ce sens, parce que les hommes politiques vivent dans le temps court, et que les solutions doivent être pensées par rapport au temps long.

D'où une fin de discussion très pessimiste : "Le développement durable est une notion à laquelle je ne crois plus. On ne peut pas maîtriser le développement. Et pour être durable, il faudrait être à l'état d'équilibre, or cet équilibre n'existe pas. Avant, j'étais alarmé, mais j'étais optimiste, actif, positiviste. Je pensais que les économistes, les politiques, les citoyens pouvaient changer les choses. J'étais confiant dans notre capacité à trouver une solution. Aujourd'hui, je ne le suis plus… sauf à espérer un sursaut inattendu de l'homme".

La question est donc : comment aboutir à ce sursaut ? Faut-il attendre une catastrophe épouvantable ? Ou bien, même dans la catastrophe, les hommes vont-ils se tourner vers des solutions traditionnelles ?
Après l'affolement général dû à la crise financière, les gouvernants ne sont-ils pas en train de revenir à une position ancienne ? C'est l'attitude de G. Bush : inutile de s'agiter, de toute façon, le libéralisme a toujours trouvé un point d'équilibre. Ces propos qui se veulent rassurants (pour qui ?) rapprochent le laisser-faire économique du comportement de Ponce Pilate. Mais doit-on leur préférer un interventionnisme qui pourrait se traduire par le don de 25 milliards d'euros à des firmes automobiles qui n'ont pas voulu s'adapter au changement énergétique ? La défense des habitudes ancrées dans la consommation n'est pas le sursaut attendu. Sauf si les milliards accordés à General Motors sont investis en R&D et en production de véhicules au moins hybrides. Gageons que ce n'est pas ce qui va se produire…

dimanche 12 octobre 2008

A propos de phases B et de fins de cycles


     Selon Immanuel Wallerstein dans un article publié ce week-end dans Le Monde, la crise actuelle conjugue une fin de phase B de Kondratieff et la fin du cycle long du capitalisme. Le système, devenu instable, ne parvient plus à retrouver l’équilibre : le capitalisme ne pourrait se maintenir qu’en raison d’un différentiel entre un centre riche et des périphéries plus pauvres. Or le réajustement des économies « en développement » réduit ce différentiel. D’où une augmentation des coûts de main-d’œuvre, de matières premières et d’impôts. Cette crise remettrait en question la notion d’un progrès continu, née au XIXe siècle.
     Nous sommes donc entrés dans un temps de transition ; plus de phase A à envisager ; à la place, un chaos politique. Les solutions, comme au moment de la crise du système féodal, sont encore hésitantes : on part dans de multiples directions. « Nous sommes dans une période assez rare, où la crise et l’impuissance des puissants laissent une place au libre arbitre de chacun : il existe aujourd’hui un laps de temps pendant lequel nous avons chacun la possibilité d’influencer l’avenir par notre action individuelle. Mais comme cet avenir sera la somme du nombre incalculable de ces actions, il est absolument impossible de prévoir quel modèle s’imposera finalement. »
     Deux voies sont possibles, toujours selon I. Wallerstein : un système pire que le capitalisme (exploitation violente) ou un système plus égalitaire et redistributif. Dans les deux cas, les Etats-Unis ne seront plus au centre du système monde. Devenus un état « comme les autres », ils risquent de sombrer dans des conflits internes.

     Que penser de cette vision presque apocalyptique (« qui révèle, qui découvre »), annonciatrice de la fin de notre monde ?
     La fin d’un système capitaliste est difficile à imaginer. Nous n’avons de référent non-capitaliste que le passé, fait de connaissance et non fait d’expérience. En outre, les cycles anciens ont disparu, ils ne peuvent servir de modèle. C’est l’invention d’un nouveau modèle qui donne le vertige.
     Les tâtonnements auxquels fait référence Wallerstein pour les XVe-XVIe siècles sont contemporains des guerres de religion et de la prise d’importance des communautés urbaines. Mais ils sont également contemporains d’un mouvement de pensée qu’I. Wallerstein ne cite jamais : l’humanisme de la Renaissance. Ce mouvement de pensée plaçant l’homme au centre de l’Univers est inséparable d’une idéologie capitaliste qui le fait maître des ressources naturelles ; un siècle après l’apparition de l’humanisme, la pensée de Descartes renforce l’idée d’un homme a-naturel, sorti de la nature.

     Les crises qui ont précédé la crise financière (crise alimentaire, crise des matières premières) sont liées à une pression trop forte et non rationalisée sur les ressources naturelles, conséquence éloignée de la pensée humaniste. La déconnexion entre les hommes et le réel (on mange sans plus songer à la chaîne alimentaire qui précède notre acte de consommation ; on utilise de l’électricité et de l’essence sans penser à la production de ces sources d’énergies et leur finitude) se retrouve dans la crise financière due en grande partie à l’utilisation de produits financiers complexes et éloignés de l’économie réelle.

     Le changement de cycle long va amener une ou plusieurs nouvelle(s) idéologie(s) qui vont donner le ton du système à venir. Ces idées seront les conséquences de la crise, comme l’humanisme fut conséquence des âges féodaux, en même temps que rupture. Elles naîtront de quelques individus, d’abord isolés, qui constitueront un réseau. Elles seront en compétition les unes avec les autres, et en rivalité avec le modèle dominant (que l’on songe aux démêlés des humanistes avec l’Église) jusqu’à ce qu’un système idéologique l’emporte. Chacun peut participer à cette nouvelle mise en place. Aujourd’hui comme hier, ce sont les réseaux qui pourront aider à l’affirmation d’un système ou d’un autre. Ces réseaux seront internationaux, comme ils l’ont été. Ils seront fondés sur un nouvel humanisme, qui donne à l’homme une autre place par rapport à « l’univers », et une nouvelle conception de la richesse, qui tienne compte des dégradations imposées aux ressources. Ou bien sur un nouveau féodalisme, qui donnera les ressources à un petit nombre, au détriment des autres, prolongement de l’oligarchie financière qui existe aujourd’hui. Ou bien sur d’autres principes dont nous n’avons même pas idée.
     Tout reste à faire. Mais pour que ce tout soit dans l’intérêt du plus grand nombre, il doit être fait avec le plus grand nombre.

samedi 11 octobre 2008

Une réforme de démocrates ?

NB : ce post est la version longue d'un article publié le vendredi 10 octobre dans le Libé des Historiens.

     La phase des motions avant son congrès de Reims devrait être l’occasion pour le Parti socialiste de tester l’usage des technologies numériques dans les campagnes politiques. Pourtant, la modernité numérique des socialistes paraît mal engagée.

    Ils avaient démarré fort en 2006 : dès les primaires pour désigner le candidat à la présidentielle, Ségolène Royal avait utilisé l’outil internet pour pallier son manque de visibilité dans les médias traditionnels. Le site Désirs d’avenir avait offert aux internautes l’accès à des forums, une newsletter, des vidéos Dailymotion intégrées sur le site (alors que l’UMP ne proposait des vidéos que sur Dailymotion) et un référencement des blogs de soutien à sa candidature. L’innovation principale ne résidait pas dans ces outils, connus par ailleurs, mais dans la mobilisation de modérateurs permettant d’alerter sur les contributions intéressantes et faisant la synthèse des forums. Cette synthèse devait alimenter l’ouvrage promis par la candidate et publié en ligne, chapitre après chapitre, afin que les internautes puissent le discuter. L’expérience fut prolongée et amplifiée durant la campagne, grâce à une équipe de 70 modérateurs qui évalua plus de 60 000 contributions. La lourde synthèse issue de ces échanges fut encore enrichie par les synthèses tirées des débats IRL (in real life). Néanmoins, son programme politique ne tenait que faiblement compte de ces débats participatifs. D’où un certain scepticisme au sein du parti (et au-delà) sur l’intérêt d’une telle démarche. Pourtant, les débats sur les forums avaient permis à des contributeurs fidèles de se regrouper, « virtuellement » dans un premier temps, puis IRL, donnant lieu à des comités locaux. C’est-à-dire à un embryon de réseau social qui dépassait la forme adoptée par le site.

      La réalisation numérique de ce type de réseau politique est apparue outre-Atlantique avec la campagne de Barack Obama, qui a donné une toute autre dimension à l’usage politique d’Internet. Selon Maurice Ronai, chercheur à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales et délégué national du PS pour les technologies de l’information, elle marque « la rencontre entre l’héritage des campagnes utilisant Internet depuis 2004 et la philosophie du committee organizing ». Cette dernière renvoie à la pensée du sociologue Saul Alinski, théoricien des pratiques d’organisation sociale, qui eut une influence décisive sur les démocrates : Hillary Clinton a fait sa thèse sur la pensée d’Alinski, et Barack Obama fut committee organizer à Chicago. La campagne d’Howard Dean lors des primaires démocrates de 2004 avait utilisé les potentialités de Meet Up, un site internet permettant d’organiser les rencontres entre individus partageant les mêmes intérêts. La mise en place de réseaux sociaux par le biais d’internet était dès lors apparue comme un moyen incontournable de mobiliser les sympathisants pour le jour de l’élection. Ce n’est donc pas un hasard si Chris Hugues, l’un des fondateurs de Facebook, est le directeur de la campagne internet de B. Obama. Le site mybarackobama.com fonctionne à l’image de tous les sites de réseaux sociaux : parrainage, partage des profils, contacts directs entre membres du réseau, mise en place d’événements etc. Le système se développe parallèle au réseau IRL des Obama Camps, ces formations de deux jours qui initient les supporters du candidat aux techniques de persuasion, de démarchage téléphonique…

      Pour l’instant, peu de socialistes semblent avoir pris conscience des formidables ressources offertes par les réseaux sociaux. Certes, dans l’optique du congrès de Reims, toutes les motions ont mis en place un site, et la plupart ont des groupes dédiés dans les grands réseaux sociaux de type Facebook. Seule la motion d’Utopia est nettement en retrait : sur son site, on peut uniquement télécharger la motion et… un coupon pour renvoyer sa signature. La plupart des autres permettent le téléchargement de la motion et sa signature en ligne, et reprennent les fonctionnalités de Désirs d’avenir : forum, référencement de blogs, vidéos, mise à disposition du matériel de campagne, agenda. Le site proposé par B. Hamon (dont le nom insiste sur son engagement européen) est à cet égard le plus proche du modèle original. D’autres incluent quelques originalités : le site de Bertrand Delanoë, qui permet de soutenir financièrement la motion, met à disposition des internautes des widgets pour leur blog et une « machine à tract » ; celui de Martine Aubry renvoie à des groupes de réseaux sociaux et propose aux internautes de déposer des arguments de campagnes. Le site de Gérard Collomb et Ségolène Royal est nettement en retrait par rapport à Désirs d’avenir, l’aspect participatif en étant pour l’instant totalement écarté.

     Dans ce paysage traditionaliste, le site du Pôle écologique fait exception. Son nom (www.monpoleecologique.fr) est une référence explicite à la campagne de B. Obama. Il se présente comme un réseau social ouvert aux signataires de la motion, dont le profil est accessible au sein du réseau. Une carte de France permet de visualiser les signataires de la motion. Ceux-ci peuvent se contacter directement afin de monter des événements, également indiqués sur la carte. Les échanges entre militants (et sympathisants) sont ainsi facilités et court-circuitent la hiérarchie habituelle. Au sein du parti, cela pourrait induire une vraie révolution.

      La notion d’amitié appliquée à la politique n’est pas nouvelle. Dans la Rome républicaine, les réseaux d’amis et de clients constituaient une nébuleuse contrôlée par les grandes familles au pouvoir. Lorsque Cicéron prodigue des conseils à son frère, candidat à une haute fonction à Rome en 64 av. J.-C., il l’incite à mobiliser ses réseaux et à se déplacer en ville entouré de tous ses clients afin de montrer son importance politique (toute ressemblance…). La moindre perturbation de ces relations hiérarchiques (on est l’ami de ses égaux, mais le client de ceux qui ont une position sociale plus élevée) représentait un danger pour les familles au pouvoir, prompte à se retourner contre les réformateurs trop audacieux. En 312 av. J.-C., le censeur Appius Claudius Caecus remplaça le système des curies, héritages des premiers temps de la cité et par conséquent construites autour de l’aristocratie traditionnelle, par celui de tribus géographiques où furent inscrits de nouveaux citoyens. En réduisant l’influence des oligarques (qui le lui firent payer à coup de procès et de dénonciations calomnieuses), Appius Claudius réussit à fonder un nouvel espace civique, plus démocratique. Sa réforme se matérialisa sous la forme d’un nouveau bâtiment destiné aux assemblées populaires : de forme ronde, il rappelait l’égalité de tous les citoyens, qu’ils fussent inscrits depuis peu sur les listes ou qu’ils appartinssent aux grandes familles se proclamant descendantes des proches de Romulus. Une partie des réformes d’Appius Claudius fut rapidement annulée par les oligarques. Ce censeur romain a souvent été comparé à Clisthène, le réformateur athénien qui, à la fin du VIe siècle, avait cassé la structure clanique du corps civique en réorganisant entièrement le réseau électoral de la cité. Il transforma les anciennes tribus, qui regroupaient les citoyens selon des unités géographiques soumises à l’influence d’aristocrates implantés localement, en nouvelles unités dont les membres étaient répartis sur tout le territoire attique. Sa réforme constitua pour Athènes un premier pas vers la démocratie, appelé isonomie

     Nouveau rapport au territoire (national et non plus fédéral), promotion du rapport direct entre signataires, constitution de communautés indépendantes des sections, ces caractéristiques du réseau social monpoleecologique.fr sont autant d’échos aux réformes des démocrates antiques. Le pôle écologique serait-il le Clisthène du PS ?

lundi 6 octobre 2008

La terre et le citoyen, un problème dépassé ?

À Athènes, tout citoyen avait droit à un lopin de terre sur le territoire de la cité. Et seuls les citoyens pouvaient posséder ces lopins de terre. À Sparte, il fallait posséder une terre pour être citoyen. Le lien entre citoyenneté et possession foncière était par conséquent extrêmement fort.
À Rome, ce lien était différent, d’autant qu’il a varié selon les périodes. Prenons « l’âge d’or », l’époque médio-républicaine (IVe-IIe siècle av. J.-C.). Lorsque Rome était victorieuse d’une autre cité, elle confisquait ses terres publiques (mais pas ses terres privées, la plupart du temps) et les intégrait à ses propres terres publiques, appelé ager publicus, le territoire public (les Romains sont des gens logiques). Cet ager publicus pouvait être loué aux citoyens romains (et à eux seuls) sous forme de lots inaliénables. La redevance était payée en nature à l’État romain. Là encore, le lien entre le territoire – la terre – et la citoyenneté était étroit.
Évidemment, les systèmes connurent des ratés : concentration foncière à Sparte (ce qui entraîna une diminution du nombre de citoyens), débordement des locataires les plus riches sur les terres louées par les plus pauvres à Rome. Et la question agraire (celle qui concerne la répartition des terres) conduisit à plus d’une crise politique.
On a peut-être tendance à l’oublier aujourd’hui.

Il y a quinze jours, le Monde a publié un article sur les investissements chinois au Laos, dans les plantations de caoutchouc. Le manque de forêts disponibles en Chine a amené les producteurs chinois de caoutchouc à s’installer au Laos, sur la forêt secondaire. Celle-ci est détruite pour être remplacée par des plantations d’hévéas. Pour beaucoup d’entre eux, les Laotiens trouvent leur intérêt dans cette transformation : la vente de leur terre leur a permis d’améliorer rapidement leur train de vie ; le besoin de main-d’œuvre a par ailleurs provoqué un vaste mouvement migratoire vers le nord du pays, là où sont implantées les forêts d’hévéas.
Ce phénomène d’achat des terres par des étrangers, qui peut être assimilé à du néo-colonialisme, n’est pas unique : les pays du Golfe achètent des terres en Ukraine, au Pakistan, en Ouganda etc, tout comme les industriels agroalimentaires ou les fonds d’investissement. Les régions concernées connaissent une forte spéculation foncière, les paysans risquent l’expropriation, sans parler de la déforestation induite et de la diminution des cultures vivrières, donc des ressources alimentaires pour les populations concernées.

Un modèle participatif avait été promu par le gouvernement laotien pour éviter que les plus vulnérables, tentés par la vente de leur terre à bon prix, ne connaissent des difficultés financières ou d’approvisionnement : au lieu de vendre la terre, le gouvernement avait préconisé que les paysans la conservent et touchent un revenu lié à la production. Mais la corruption et la pression de l’armée ont miné cette initiative.
Pourtant, dans les autres pays touchés par ce néocolonialisme agraire, c’est ce type de solution participative qui est soutenu par les ministères de l’aménagement du territoire (au Sénégal, par exemple). Car la conception selon laquelle l’État garantit l’accès pour tous à la terre n’est pas réservée à l’Antiquité. La terre est ce qui permet à chacun de survivre, et l’État a tout intérêt à éviter les crises de subsistance ou la ruine des petits propriétaires. Or, le modèle prédominant en Occident est une concentration des terres qui permet une mécanisation et des rendements accrus. Le lien entre le citoyen et la terre est coupé. Et lorsque les prix des produits alimentaires augmentent, ceux qui n’ont plus de terre n’ont pas d’autre moyen que payer plus cher, donc se rationner.
La mise en place de jardins partagés, la réactivation des jardins ouvriers sont autant de moyens de retrouver la pratique ancestrale de l’autosuffisance. Elle paraît rétrograde et égoïste. Mais elle évite que les industries agro-alimentaires ne prennent le pas sur l’un des devoirs de l’État : s’assurer de l’approvisionnement des citoyens, afin qu’il ne dépende pas d’intérêts privés mettant en péril la survie de chacun. 

lundi 8 septembre 2008

L'histoire à l'envers


Un article du Monde (7-8 septembre 2008) qui fait froid dans le dos : Se souvenir des déchets nucléaires.

Les déchets nucléaires resteront en activité durant des milliers d'années. Jusqu'à 50 000 ans. Quel souvenir avons-nous de la localisation des activités humaines datant de 50 000 années ? Nous ne les retrouvons qu'au hasard de l'archéologie. À vrai dire, nous tombons dessus. Heureusement que nos ancêtres n'ont pas eu la mauvaise idée de planquer des objets dangereux (insidieusement dangereux, puisqu'à l'oeil la radioactivité ne se détecte pas), sinon le métier d'archéologue se rapprocherait de celui de démineur. Ce qui arrive, en fait, dans certains pays d'Asie ou d'Afrique ; et même, plus près de chez nous, dans les Ardennes par exemple.

Concernant les déchets radioactifs, le problème se pose d'une mémoire à entretenir, sans savoir pour qui l'entretenir : pour des hommes beaucoup plus intelligents, avec des technologies novatrices dont nous n'avons même pas idée ? Pour des hommes possédant des outils plus sommaires que les nôtres, suite à une catastrophe inimaginable ?
L'agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs est confrontée à un problème difficile à résoudre : sur quels supports entretenir la mémoire ? Par support, il faut comprendre à la fois le support matériel (papier ? numérique ? panneaux ? marbre ?), mais aussi le support symbolique. Doit-on utiliser du texte, sachant que les langues évoluent, disparaissent ? Des images, dont l'interprétation est intrinsèque à une civilisation, et peut totalement échapper à une autre ?

Nous avons du mal à comprendre certaines constructions laissées par nos ancêtres. Les peintures dans les grottes préhistoriques, l'orientation des pierres dressées de Stonehenge ou de Carnac, font aujourd'hui l'objet de controverses scientifiques sur leur signification. Comment être certains que nos descendants comprendront le message que nous souhaitons leur adresser, s'ils n'ont plus l'idée de ce qu'est l'énergie nucléaire ? Comment leur faire comprendre le danger qu'ils courent avec ces pollutions que nous leur laissons ?

Il existe peut-être une solution pour en conserver le souvenir : le mythe oral. Si l'histoire d'Ulysse nous est encore familière, même si elle est mal connue, c'est parce qu'elle s'est transmise par l'oralité. Déformées, transformées, l'Odyssée ou l'Iliade font partie de l'imaginaire de la plupart d'entre nous, et avec elles la faiblesse des cités face aux dieux qui dirigent la nature (les tempêtes déclenchées par Poséidon ; le cheval de Troie) ; la contingence de la destinée humaine mais également la liberté de l'individu qui peut choisir son chemin, et notamment celui du retour dans sa patrie ; l'élaboration de la cité et son mode de décision face aux dangers qui la menacent. Avant d'être fixées par l'écrit au VIIIe siècle av. J.-C., les épopées dites d'Homère ont été récitées, ornementées, répandues par des poètes. Même figées dans l'écrit, elles ont continué à être apprises par coeur ; elles ont fait l'objet de récits exemplaires ; elles se retrouvent aujourd'hui encore dans les livres pour enfants, et même les dessins animés. Elles ont traversé au moins trois mille ans. Ce n'est rien à côté de la radioactivité que nous produisons. Mais c'est déjà ça.
Dans une société où l'oral tend à s'amenuiser devant la multiplicité, la pléthore des écrits (dont ce blog est une illustration…), faut-il renoncer à la mémoire des récits - à la récitation ? Si les câbles qui relient nos ordinateurs à leurs serveurs venaient à disparaître, toute notre mémoire artificiellement stockée disparaîtrait également.

Pour protéger nos sociétés, dans ce qu'elles ont de pérenne (à défaut d'intemporel), ne devons-nous pas penser à diffuser le savoir par une multiplicité des mémoires, au lieu d'une multiplicité des écrits ? Afin que les histoires que se transmettent les générations, le soir, "au coin du feu", constituent également un message d'alerte quant aux dégâts que nous avons causés, et que nous causeront encore.

vendredi 5 septembre 2008

Entre oligarchie et démocratie

Nos régimes "occidentaux" sont-ils encore des démocraties ? Ne sommes-nous pas plutôt en face d'oligarchies économiques (les oligopoles) ou politiques (responsabilités confiées à de petits groupes qui se coupent peu à peu du peuple) ?

La question agite de plus en plus les chercheurs en sciences sociales : sur l'application de la notion démocratique ou le poids des multinationales
Si la démocratie n'est plus qu'un mot appliqué à des régimes gérés par des oligarques, n'appartient-il pas aux peuples de retrouver leur pouvoir ? et quelle crédibilité ont les "démocraties occidentales" dans les échanges internationaux, lorsqu'elles veulent imposer leur point de vue, si elles  ne sont plus des démocraties ?

dimanche 31 août 2008

Y a-t-il un lien entre biodiversité et démocratie ?


A priori, non.

Quel rapport entre une notion environnementale et une notion politique ? L’homme, en acceptant le contrat social, sort de l’état de nature. Est-ce à dire qu’il sort de la nature ? Il semble que oui, si l’on reste dans le cadre d’une pensée cartésienne qui pense l’homme comme a-naturel. Penser l’homme au-dessus son environnement est une tradition ancienne, liée au monothéisme (je vais un peu vite, là ; c’est schématique, il faudrait s’intéresser aux détails, mais je reste dans les grandes lignes). Dans la conception humaniste, l'homme est être d'antinature et de liberté, ce qui fait de la nature un domaine autorégulé exploitable par l'homme. Mais cette exploitation peut aboutir à une modification de l’autorégulation naturelle, qui conduit à l’ère actuelle, appelée anthropocène par certains membres de la Société de géologie de Londres.

Aujourd’hui s’opposent les partisans d’une nature qui doit être préservée au bénéfice de l’homme seul (L. Ferry, Le nouvel ordre écologique) aux écocentristes, pour qui c’est pour elle-même que la nature doit être considérée (par exemple Ph. Descola). Ce courant, qui est souvent ramené à la deep ecology et à ses dérives radicales voire terroristes, offre en réalité une option philosophique humaniste pour repenser l’homme dans son environnement, à un moment où la crise environnementale risque de déboucher sur une crise politique, une crise de la cité. La raréfaction des ressources et la pression démographique imposent en effet une optimisation des ressources naturelles, qui nécessite une solidarité planétaire. Le gaspillage actuel des ressources, en augmentant les déséquilibres sociaux et environnementaux, détruit chaque jour un peu plus l’équilibre politique.
Si on part du principe (philosophique) que l’homme social (après qu’il a conclu le contrat, et pas seulement dans l’état de nature) n’est pas au centre du monde ni au-dessus de la nature, mais bien dans la nature, c’est la cité qui se voit réintégrée dans son environnement naturel.

Revenons alors à la biodiversité : celle-ci apporte à la cité des ressources, et plus la biodiversité est grande, mieux les cycles biologiques fonctionnent, plus les ressources apportées sont variées. Cette variété des ressources permet une régulation optimale des conditions de vie dans la cité : par exemple, le respect des chaînes alimentaires permet de réduire la prolifération des animaux qui menacent les productions alimentaires pour l’homme. La perte de la biodiversité induit pour la société un coût économique important : il faut remplacer par des créations humaines, donc coûteuses, ce que la nature n’assure plus parce qu’un maillon de la chaîne a disparu ; par exemple, la diminution de la pollinisation par disparition des abeilles entraîne des surcoûts en semences ou en pollinisation artificielle. Ce coût économique constitue une perte de ressources financières qui auraient pu apporter davantage de services et de bien-être à chacun.
La cité est par conséquent directement concernée par la biodiversité et son évolution.

Qu’en est-il plus précisément de la démocratie ? Le lien existant entre la cité et la nature pourrait être régulé par n’importe quel système. Ce que la démocratie permet, c’est l’implication de chacun dans le maintien de la biodiversité, donc une multiplicité des actions. On constate très bien aujourd’hui la dimension participative de l’observation de la biodiversité : aux groupes d’experts (GEOBON, Group on Earth Observation - Biodiversity Observation Network) s’adjoignent des citoyens sollicités par les scientifiques pour observer chez eux, dans leur jardin, leur campagne etc les modifications des cycles naturels (phénologie). Récemment, l’équipe de Thalassa a ouvert une rubrique internet, les Sentinelles du Littoral, où chacun est appelé à laisser ses observations concernant le littoral qu’il a sous les yeux.

L’observation de la biodiversité constitue un formidable outil de solidarité entre les citoyens : elle rappelle à tous, en milieu urbain comme en milieu rural, les interactions entre l’homme et son milieu ; elles permettent à chacun de prendre conscience des conséquences de ses actes privés pour l’ensemble de la communauté. La mise en commun des informations crée du lien entre les participants, où qu’ils soient dans le monde. Mais cela nécessite une libre circulation des informations et des hommes.
La deuxième étape, après l’observation de la biodiversité, concerne les mesures à prendre, qui doivent engager la société à l’échelle locale, mais également à l’échelle mondiale. Il est donc nécessaire de passer par une phase de discussions qui, elles-aussi, doivent être participatives, ouvertes aux citoyens dans le cadre de jurys citoyens ou d’assemblées locales.

Ainsi, la réflexion de chacun sur son empreinte écologique permettrait d’accroître son empreinte politique. La réinsertion de l’homme dans l’environnement, au lieu de restreindre sa puissance, constitue bien un moyen d’augmenter sa participation démocratique.

mercredi 27 août 2008

La démocratie selon Cornelius Castoriadis


J’ai lu ce matin le compte-rendu de l’ouvrage de C. Castoriadis, La cité et les Lois, par S. Chapel, sur le site La vie des idées. Je ne suis pas certaine d’avoir tout compris, mais en tout cas l’ensemble est stimulant.

Selon Castoriadis, la démocratie tire son unité et son identité du rapport entre la société et un imaginaire appelé les « significations imaginaires centrales » (exemples : Dieu, le Parti, le Capital…). Au VIIe siècle av. J.-C., les philosophes découvrent le chaos dans le monde ; la cité ne dépend donc pas de normes immuables, de dieux, c’est à elle de forger ses institutions par un appel à la délibération collective. En effet, rien n’étant donné, c’est la doxa, l’opinion, qui doit trouver les formes d’organisation. Pour aboutir à un système qui fonctionne, il s’agit de multiplier les doxai. La légitimité de la cité repose donc sur l’assemblée des citoyens (qui n’est pas représentative, mais directe, participative). Les magistrats (au sens antique du terme, c’est-à-dire les responsables politiques) sont principalement tirés au sort. Lorsqu’ils sont élus, ils ne représentent pas le peuple ; l’ensemble des doxai les désigne comme compétents pour accomplir une tâche qui n’excède pas une durée d’un an.

Cette pratique démocratique souffre de deux excès, selon Castoriadis : une démesure (hybris) par excès ; une démesure nihiliste. La première découle de l’absence de signification immuable et de la liberté laissée au démos de choisir ses formes politiques : les décisions des doxai ne peuvent être confrontées à aucun modèle, aucun étalon. L’autolimitation du dèmos reste difficile. La démesure « par défaut » est incarnée par Socrate, qui interroge le fonctionnement de la cité et remet en cause les certitudes des citoyens, sans pour autant proposer de solutions alternatives ; il détruit, sans reconstruire. La cité risque par conséquent de tomber dans un scepticisme nihiliste qui conduit à l’absence d’action.

La faille du raisonnement de Castoriadis repose sur les significations, imaginaires : pourquoi devraient-elles obligatoirement conduire à la démocratie ? En outre, Castoriadis part du principe que la conception du chaos a amené la démocratie ; mais les philosophes qui ont pensé le chaos n’étaient pas tous athéniens, ils n’avaient pas à Athènes une influence plus grande qu’ailleurs. Or dans la plupart des cités grecques, les systèmes politiques sont aussi bien des oligarchies que des tyrannies : c’est la doxa d’un seul, ou celle d’un petit groupe, qui a été préférée à la doxa de tous les citoyens.

La participation démocratique de tous les citoyens dans une assemblée non-représentative est donc un choix parmi d’autres pour ordonner un monde « chaotique ». Ce choix repose sur l’idée que le meilleur des gouvernements repose sur le mélange de toutes les opinions, pour qu’en sorte une doxa collective. Mais, rapidement, l’expression de la doxa collective a été confisquée par ceux qui savaient parler, c’est-à-dire exposer mieux que les autres leur doxa particulière. C’est un risque qui guette toute démocratie participative.

PS : après deux jours d'expérience des annonces Google, je dois avouer que le résultat de l'analyse googelienne des posts est à la fois prévisible et surprenante : je comprends les "locations d'hôtel" sur Athènes, mais la pub pour les services de Supernanny, apparue plusieurs fois, reste à mes yeux étonnante…

lundi 25 août 2008

La fin de la démocratie libérale ?

Il y a quelques jours, paraissait dans les pages Débats du Monde un texte du sociologue allemand H. Welzer concernant le devenir de la démocratie occidentale, à partir d’une étude sur la démocratie en Allemagne (archive payante sur le site du Monde).

Les réflexions sur la remise en question de la démocratie se développent depuis quelques mois. La cause ? Les BRIC et leur modèle de développement qui n’obéit plus à l’équation occidentale traditionnelle "démocratie + capitalisme" : il ne serait plus obligatoire d’instaurer une démocratie pour que la croissance du pays augmente. Comme le souligne H. Welzer, un tel modèle peut séduire bien des interlocuteurs des BRIC (pourquoi pas certains pays africains qui sont déjà en étroite relation avec la Chine, du point de vue économique ?). La perte de vitesse du modèle occidental ouvre "d'autres voies vers une modernité que nous ne connaissons pas". Effrayant, pour un Occident qui voit l’établissement de la démocratie libérale comme une fin de l’histoire.

Face à cette situation, deux comportements sont possibles : s’enfoncer dans le modèle libéral offert par l’école de Chicago ou inventer un nouveau type de démocratie.
Dans le premier cas, H. Welzer prévient contre les dérapages auxquels le mécontentement des classes moyennes pourrait conduire, rappelant les crises totalitaires du XXe siècle qui s’appuient sur une dérive populiste. Appliquons ce raisonnement à la France, qui a su dans les deux siècles passés éviter la tentation totalitaire, malgré les risques boulangistes et poujadistes. Au cœur de l’analyse d’H. Welzer réside l’idée que les classes moyennes ne font plus confiance au système étatique où elles évoluent (en l’occurrence un État providence qui ne protège plus du déclassement). En France, une telle rupture est d’autant plus dangereuse pour la démocratie que ces classes moyennes ont été le terreau de l’option démocrate au XIXe siècle (cf. les analyses de R. Rémond, dans L’introduction à l’histoire de notre temps, le XIXe siècle), permettant la mise en place de la République. Or le système démocratique à lui seul ne peut garantir le bien-être des citoyens, parce qu’à l’heure actuelle il n’a pas de prise sur l’économie. Il pourrait en avoir sur le social, à condition que l’ensemble des citoyens prenne conscience des liens horizontaux (entre contemporains) et verticaux (entre générations) qui seuls permettent de construire une société.
C’est la raison pour laquelle H. Welzer préconise une autre solution : la « modernisation de la démocratie ». Cette modernisation passe par la fin de l’assistance, qui à terme détruit l’idée de solidarité individuelle (puisque c’est l’État-Providence qui est chargé de la solidarité globale), au profit de la participation.

Tiens, nous voici revenus à la démocratie participative. Elle est pour H. Welzer « le seul moyen pour les individus de s’identifier à un ensemble dont ils sont eux-mêmes partie prenante ». Ce qui signifie qu’elle seule peut faire naître le sentiment de responsabilité qui est au cœur du lien social.
H. Welzer n’évoque pas la forme que doit prendre cette participation. On pourrait dire que les Allemands qui assistaient aux discours d’Hitler avaient l’impression de participer à l’œuvre de relèvement national. D’accord, c’est pousser le bouchon un peu loin. Mais la question de l’échelle de participation est cruciale : comment pousser à la participation des citoyens qui participent peu aux élections ? C’est là que l’échelon local intervient. Il faudrait parler de Murray Bookchin et du communalisme. Ce sera pour un autre jour.


PS : pour étudier le lien que fait notre société entre politique et économie, j’ai décidé de m’abonner au système googelien AdSense, qui sélectionne des publicités en fonction du contenu du texte bloggé. Si les lecteurs, consommateurs voraces, sont appâtés par l’un des liens et cliquent dessus, il paraît que ça peut entrer dans ma cagnotte. Je crains de n’être pas très rentable pour les annonceurs, avec le peu de lecteurs que j’ai. Mais rien que pour voir ce qui sort comme publicité par rapport à mes textes, je tente l’expérience.

mardi 24 juin 2008

Rôle civique, rôle politique

      La recherche doit nourrir la réflexion de la cité. À mon sens, du moins. Ce soir je vais donc réfléchir sur la participation des citoyennes à la vie politique, à partir d’une recherche en cours.

      Je participe dans deux jours à une table-ronde sur les femmes en Afrique dans l’Antiquité. Dans cette table-ronde, il n’y aura que des femmes. Le choix n’a pas été conscient, mais il a été par la suite revendiqué par l’organisatrice.
      Pour ma part, et conformément à ma spécialité, j’ai choisi de traiter du thème de la femme carthaginoise. « C’est pratique, on n’a pas de sources, ce sera vite fait », me suis-je dit. Que nenni ! C’était compter sans environ 5 000 inscriptions en punique (langue sémitique parlée à Carthage, colonie phénicienne) qu’il faudrait lire les unes après les autres pour repérer toutes les femmes qui y sont mentionnées. Le métier de chercheur est parfois ingrat. Comme je suis une grosse paresseuse, j’ai changé mon fusil d’épaule : pas le temps de tout lire ? Qu’à cela ne tienne, prenons un échantillon d’environ 400 inscriptions et voyons ce qu’on en tire.
Et là, cet après-midi (le métier de chercheur est parfois plein de miracles), j’ai trouvé une chose surprenante. Je me suis rendu compte que, peut-être (soulignons l’hypothèse), à Carthage, les femmes transmettent la citoyenneté aussi bien que les hommes, c’est-à-dire qu’elles peuvent être la condition unique à la transmission de la citoyenneté. En quoi est-ce étonnant ? En ce que, ni à Rome ni dans le monde grec, les femmes ne peuvent par elles-mêmes transmettre la citoyenneté. Elles sont le ventre qui porte le citoyen et qui ne peut être suspecté de porter un faux citoyen, un bâtard d’esclave, l’adultère étant par conséquent puni de mort. Parfois il faut même qu’elles soient filles de citoyens pour transmettre la citoyenneté de leur époux à leur enfant (lois de Périclès à Athènes en 451). Mais là, à Carthage, il se pourrait que la citoyenneté de la mère suffise à faire de l’enfant un citoyen, même si le père est étranger.

      Citoyenneté du sang. Notion qui nous est étrangère en France.

     Dans le droit du sang, rare est la citoyenneté qui passe par la mère. Peut-être est-ce en raison de cette particularité que la cité de Carthage fut associée à des destins féminins tragiques : la reine Elissa, fondatrice légendaire de la cité au VIIIe siècle, se serait jetée dans un bûcher pour ne pas épouser le roi local comme le souhaitaient les aristocrates qui l’entouraient ; la femme d’Hasdrubal, le dernier général défenseur de la cité, aurait subi le même sort, en 146, lors de la prise de Carthage par les armées romaines, montrant à son mari qui venait de se rendre l’exemple d’un comportement héroïque. Ces deux femmes incarnent un rapport particulier à la cité : elles sont l’identité civique qui refuse l’alliance avec l’étranger, le non-citoyen. Elles représentent également, aux yeux des Grecs et des Romains, la faiblesse de Carthage : fondée par une femme, comment la cité aurait-elle pu résister à Rome ? Quant à la femme d’Hasdrubal, elle choisit de mourir avec les transfuges de l’armée romaine, les traîtres à Rome. Ces deux femmes incarnent également la fourberie et la trahison : Elissa avait trompé les Libyens qui peuplaient la région de Carthage en jouant sur les mots pour occuper le plus grand territoire possible ; la femme d’Hasdrubal choisit le sort des traîtres (vu du côté romain…). Une telle association entre les femmes et Carthage m’incite à penser que, dans la cité punique, les femmes avaient un rôle civique plus important qu’à Rome ou dans les cités grecques.
     Pourtant, dans l’histoire de Carthage telle qu’elle nous est rapportée par les historiens antiques, les femmes ne jouent de rôle politique que dans le cadre d’alliances matrimoniales. Elles ne participent pas à l’assemblée des Anciens, ni à l’assemblée du peuple ; ou plutôt, leur présence n’y est jamais spécifiée.

      Se trouve-t-on face à une contradiction entre un rôle civique majeur (transmission de la citoyenneté) et un rôle politique mineur (absence totale dans les prises de décision) ?

    Regardons le taux de féminisation de nos assemblées, le nombre de présidentes d’Universités, de présidentes de grandes entreprises. Le rôle civique des femmes en France aujourd’hui n’est pas celui de passeuses de la citoyenneté, cependant les droits et les devoirs civiques des femmes sont égaux à ceux des hommes. Mais leur rôle politique, lui…

lundi 10 mars 2008

Supercapitalisme et démocratie participative

     Pour une fois, je quitte le monde antique pour atterrir sans douceur dans le monde contemporain, après avoir lu l'entretien avec R. Reich dans la revue Sciences Humaines du mois de mars, puis les critiques du dernier ouvrage de Reich, Supercapitalisme, sur le site nonfiction.fr (une critique "critique", et une autre sur la nouvelle gauche aux E-U, davantage favorable aux idées de R. Reich).
     L'ouvrage de R. Riech a l'avantage de soumettre sur un temps long la question du lien entre démocratie et capitalisme. Sa théorie repose sur une évolution qui va d'un capitalisme démocratique d'après-guerre, dû à la représentation des citoyens par le biais des syndicats et des partis politiques, à un capitalisme qui s'intéresse uniquement aux consommateurs et aux épargnants, et non plus aux citoyens. La transition a été réalisée grâce à la révolution technologique des transports et de la communication qui impliquent une compétitivité accrue. Le citoyen étant satisfait en tant que consommateur et épargnant ne cherche pas à s'opposer aux moyens dont les entreprises se servent pour améliorer leur compétitivité. Les prises de position contre certaines entreprises sous couvert de l'intérêt public (lutte contre des forages pétroliers off-shores le long des côtes, ou, plus récemment, protestation des Américains contre le choix d'Airbus pour les ravitailleurs en vol) ne seraient que l'expression de la concurrence d'autres entreprises (l'industrie touristique pour les forages, Boeing pour les ravitailleurs). L'effondrement du taux de syndicalisation accroît la perte d'influence citoyenne sur les décisions économiques. Par conséquent, si le capitalisme dirige la démocratie, ce n'est plus une démocratie mais une oligarchie à laquelle nous sommes confrontés.
     On peut opposer à cette vision des exemples récents qui tendraient à prouver un investissement citoyen des entreprises : la notion de développement durable, les fonds éthiques, la consommation citoyenne. Selon R. Reich, ces pratiques sont trop à la marge pour changer l'évolution des choses. La seule solution selon lui n'est pas économique mais politique. En effet, l'amoindrissement de la démocratie face à une économie "supercapitaliste" n'est pas un problème économique, mais politique. C'est par conséquent sur le plan politique qu'il faut agir. Mais R. Reich ne précise pas dans quel cadre.
     La démocratie participative peut participer de la solution à ces dérives : par les débats et les prises de position qu'elle implique, par l'implication des citoyens dans la vie politique et économique, elle pourrait constituer le cadre d'une rénovation globale de la pratique politique.

     On rétorquera que la démocratie participative est plus "à l'aise" dans des petites structures, à l'échelle de communautés réduites (sur la toile, donc réduite à ceux qui ont une connexion ; dans les quartiers ou les associations…). Mais un instrument récent permet, si ce n'est d'atteindre l'échelle mondiale, tout au moins d'élever la démocratie participative à l'échelon européen : le traité de Lisbonne, à la suite du projet de Constitution européenne, adopte le principe de la démocratie participative, en imposant la transparence dans les délibérations du Conseil et du Parlement, en sollicitant le dialogue entre les citoyens, entre l'UE et la société civile, et surtout en laissant aux citoyens de l'Union un droit d'initiative pour inviter la Commission à soumettre des propositions (sur la base d'un million de citoyens ressortissant d'un nombre significatifs d'États membres). Peut-être est-ce un moyen de faire primer la démocratie sur l'économie, en utilisant les révolutions technologiques sur lesquelles s'est appuyé le "supercapitalisme".