samedi 20 juin 2009

Twitter, nouvelle agora ?

Twitter par ci, twitter par là… J'ai décidé d'y aller il y a quelques semaines. Difficile au départ de trouver des tweets intéressants. Heureusement il y a la recherche par mots-clés ; les renvois à d'autres twitters ; les institutions qui twittent.
Et puis il y eu les événements de Téhéran, les journaux qui titrent sur twitter comme nouveau moyen d'information. Donc, cet après-midi, j'ai cherché des tweets sur la manifestation. ça pleuvait comme à Gravelotte. J'avais à peine fini d'en lire trois que le site m'annonçait qu'une dizaine était arrivée. Souvent répétitifs (puisqu'on cite les autres…). Puis informatifs.
Le problème du tweet, c'est qu'on ne sait pas qui l'envoie. Les bons, les méchants. Qu'est-ce qui tient de l'info, qu'est-ce qui tient de l'intox. Par exemple, l'acide répandu sur la foule ; j'ai lu ça vers 17h00, puis à 22h ça réapparaît comme étant une info Fox. Mais quand je cherche sur des sites d'info français, je ne trouve rien. Alors quoi, le réseau fonctionne mal ? Nos journalistes ne sont pas branchés ? Ou bien ils cherchent à recouper l'information et n'y parviennent pas ?
Car là est bien l'écueil de twitter : comment recouper des infos qui se citent en bouclent ? Comment faire le tri, comment évaluer l'origine de chaque tweet ?

Certes, Twitter devient un formidable espace public. Ce serait comme une agora géante où la parole serait limitée à quelques secondes. Mais quelques secondes ne suffisent pas à formuler une pensée. Un haiku, peut-être. Cependant c'est un art difficile, inaccessible à beaucoup d'entre nous. Quant à être une agora informative, l'avalanche de tweets sur un événement précis empêche tout usage de la pensée, tellement on est obnubilé par la lecture, la remise à jour chaque minute.
Il faudra bien pourtant apprendre à s'en servir raisonnablement, dans l'urgence mais aussi hors de l'urgence.

lundi 20 avril 2009

Le marché des pauvres


Ma grande découverte du week-end a été l'ouvrage d'Emmanuel Wallerstein, Comprendre le monde (La Découverte, 2004-2009). D'accord, d'accord, il est déjà tard pour le découvrir, mais mieux vaut tard que jamais.

Désireuse de dépoussiérer quelque peu les piles de revues et de journaux qui encombrent mon appartement, je feuillette rapidement Le Monde 2 du week-end. Et je tombe sur un article concernant les marchés sauvages de Paris : ces marchés où l'on vend des objets de récup tirés des poubelles, pour ceux qui n'ont pas les moyens d'acheter pendant le premier round.
L'article présente quelques parcours de ces vendeurs à la sauvette : perte d'emploi ; volonté d'échapper à la mendicité… Ces chiffonniers des temps modernes sont hors-la-loi, hors-la-société : ils occupent "illégalement" la chaussée ; ils provoquent des nuisances selon les riverains.

Pour l'instant, la mairie de Paris refuse les marchés de la misère. Sauf à créer un "marché solidaire", Porte-Montmartre. Contrôler les contre-façons. Eviter le recel. Normaliser. La création de ce marché entraînera une répression plus grande pour les autres, ceux qui n'auront pas eu l'autorisation d'y proposer leurs "prises".

Leurs "prises", parlons-en. Elles exposent dans un raccourci tragique notre surconsommation : nourriture périmée ramassée dans les poubelles des supérettes ; consoles de jeux vidéos ou montres trouvés dans les poubelles de Neuilly.
Pourquoi ne pas transformer ces marchés en oeuvres d'art ? Après tout, l'exposition Trash montrait des poubelles de stars ; ces marchés exposent les poubelles des consommateurs de tous milieux, stars malgré eux. Ils constituent des témoins à charge contre une société de surconsommation qui oblige les uns à payer pour obtenir les poubelles des autres.

Quel est le rapport avec Immanuel Wallerstein ? Dans sa définition des sources de revenus, Wallerstein définit le "revenu de production marchande simple", qu'il présente comme un mode de revenu "très répandu dans les zones les plus pauvres de l'économie-monde", mais présent aussi, sous-une forme free-lance, dans les autres régions. Les vendeurs à la sauvette, free-lance de la consommation de masse. Un moyen d'échapper au prolétariat… Mais à quel prix, tant qu'aucune reconnaissance (politique, humaine) ne viendra apprécier leur statut de recycleurs et d'empêcheurs de gaspillage ?

samedi 4 avril 2009

Culture et démocratie

     Ce week-end, Le Monde publie son supplément montre camouflé : six ou sept pages de montres seulement. Et deux articles intéressant : une interview d'Elisabeth Badinter, intelligence gracieusement incarnée, et un texte de Cees Nooteboom. Je ne connaissait pas Cees Nooteboom, mais je vais sans doute m'y intéresser de plus près.

     Un émerveillement pour le bol. Sur deux colonnes. Juste une partie du texte, mais quelle lumière dans cette partie ! Un bol, rien de plus bête. Et pourtant, le bol est culturel par essence, inspiré par on ne sait quel bout de nature (un coquillage, une main creusée). Le stade suivant est la cruche. Plus élaborée, elle est d'abord faite pour contenir autre chose que de l'eau : une production humaine. Elle est donc plus "culturelle" encore que le bol.

     Non, Nooteboom ne fait pas un inventaire de tous les contenants inventés par l'homme. Il sort du musée archéologique où il nous avait entraînés pour nous conduire dans les musées, devant les toiles. Et s'interroge sur cette évolution : "si la majorité des contemporains ne se reconnaissent plus dans les images qui faisaient autrefois partie de notre patrimoine commun, si les scènes bibliques des tableaux de Rembrandt deviennent invisibles parce que presque plus personne ne sait ce qui y est représenté, nous sommes alors devenus nos propres Japonais." Nooteboom n'a rien contre les Japonais. Il prend leur exemple parce qu'un Japonais, extérieur à la culture occidentale, ne peut pas plus comprendre ce que représente un Christ en croix qu'il ne peut appréhender la Ronde de nuit de Rembrandt (purement historique), ou sa gravure représentant la Chute de l'homme. Et Nooteboom constate que, en Occident-même, de plus en plus rares sont ceux qui savent lire ces tableaux, qui connaissent l'épisode auquel il est fait allusion.

    Cet article arrive à point nommé dans la polémique concernant la culture générale comme facteur discriminant dans les concours, qui doit donc être supprimée. Culture élitiste, dira-t-on. Mais Nooteboom rappelle avec raison qu'au Moyen-Âge, le moindre paysan savait lire les chapiteaux d'églises. Non parce qu'il était cultivé. Mais parce qu'il connaissait l'histoire qui se cachait derrière. Parce que ces histoires se racontaient à la veillée, en famille, ou entre familles. Parce qu'elles étaient rappelées le dimanche lors de ce rassemblement que l'on nommait la messe (il paraît qu'il y en a encore de nos jours…). Parce qu'elles constituaient un fond commun dans lequel n'importe quel individu baignait constamment.

     Aujourd'hui, l'ouverture sur le monde permet de connaître d'autres cultures. Aussi superficiellement que l'on connaît la sienne. Le Japonais enfin instruit de la chute d'Adam après avoir rencontré un bon guide de musée connaît-il pour autant l'histoire de la déesse japonaise Kannon qui, en Inde, a été un homme ?
     A qui s'adressent à présent les histoires de notre passé ? Faut-il les artificialiser pour les apprendre, comme une leçon fastidieuse, à des écoliers qui n'en voient pas l'utilité ? Et la grande majorité de l'art occidental (mais aussi de la littérature) doit-elle devenir un nuage opaque, sauf aux yeux de quelques élus ?
     Le partage de la culture, celui des mythes fondateurs, par tous les supports possibles n'est-il pas plus enrichissant que l'abolition pure et simple d'épreuves permettant à chacun de mobiliser ce qu'il sait du monde qui l'entoure ?

     Supprimer les épreuves de "culture générale" dans les concours (ou les questions de culture générale lors des entretiens d'embauche) peut passer pour une démocratisation. Mais c'est surtout une preuve de l'échec de notre monde (et pas seulement occidental) à transmettre ses propres fondements.

vendredi 20 mars 2009

Du climat comme créateur d'identité

     Gilles Berhault est l’auteur d’un ouvrage intitulé Développement Durable 2.0, qui présente les nouvelles technologies de l’information et de la communication comme des alliées indispensables du développement durable grâce aux nouvelles manières de travailler qu’elles permettent et aux nouveaux comportements qu’elles induisent.
     Ses positions sont très clairement expliquées dans un post du site Cleantech Republic. Ses analyses sont plus que pertinentes : économie fondée sur les relations interpersonnelles, nouveaux modèles de production fondés sur la collaboration (les logiciels libres en sont la meilleure illustration). Les questions qu’il pose sont justes et indispensables : sommes-nous prêts ? fournissons-nous aux adultes de demain la formation adéquate ? comment envisageons-nous le recyclage des déchets liés à ces nouvelles technologies ? quelle gouvernance adopter pour gérer un monde en interconnexion immatérielle ?

     Néanmoins, il est un point de l’exposé de Gilles Berhault qui me pose problème :
« Pour la première fois, l’ensemble de l’humanité a un ennemi commun, le climat, et une capacité : agir ensemble à l’échelle de la planète ».

     Le climat serait notre ennemi ? Depuis quand le climat est-il un sujet à part entière, une entité mauvaise qui permettrait de ressouder la communauté humaine ?

     La désignation d’un ennemi commun est d’usage politique : face à un groupe qui tend à se désunir, susciter un adversaire permet de redonner une cohésion, parce qu’il crée une identité commune contre l’autre. Les empires, les nations ont toujours utilisé ce procédé, moteur des relations internationales. En 1906, William James proposait, pour mobiliser tous les citoyens dans la défense de la patrie, de faire la guerre contre la nature, en l’absence d’ennemi identifiable. Aujourd’hui, l’ennemi serait le climat, qui permettrait aux hommes de se mobiliser ensemble ?
     N’est-ce pas se tromper de coupable ? Si le climat se modifie, est-ce de sa propre « volonté » ? L’ennemi à combattre est bien plutôt le comportement des hommes. S’il y a bien une mobilisation à décréter, elle ne doit pas se faire contre le climat mais contre les causes de ses modifications. Il ne s'agit pas de mener une guerre contre un ennemi invisible, mais bien de modérer nos propres excès. 

     Il y a quelques semaines, Henri Sztulman publiait dans le monde une analyse intitulée « dépression financière et malaise psychique » (en archive au Monde). Il y décrivait l’homme post-moderne comme « anonyme, interchangeable et solitaire », par manque d’identifications, sans lesquelles « il ne peut y avoir de construction durable de l’identité ».
« Si je ne peux me bâtir au sein d’une réalité qui tout à la fois se dérobe et m’échappe, je ne suis pas en mesure d’en saisir le principe et de me l’approprier ; il ne me reste que le plaisir, la jouissance illusoire, dangereuse, mortelle, du « tout, tout de suite », si bien exploitée par les techniques marchandes et la virtualisation des transactions ».

     Cette analyse, dont l’angle est si différent de celle de Gilles Berhault (la virtualisation dénoncée par H. Sztulman ne renvoie-t-elle pas également aux relations humaines établies par les TIC ?), présuppose un même point de départ : la difficulté de se construire une identité. Pour l’un, cette difficulté induit des comportements régressifs ; pour l’autre, la nécessité d’entrer en lutte contre un ennemi aussi « immatériel » que les moyens de la lutte.
     Plutôt que de faire la guerre au climat, ne serait-il pas plus sage d’en revenir aux « fondamentaux » qu’énumère H. Sztulman : « l’homme, ses origines, son destin, sa finitude, la dérisoire précarité de sa traversée en même temps que la certitude de son sens » ? Car la finitude humaine est un reflet de la finitude du monde dans lequel l'homme vit. En prendre conscience est déjà un acte créateur d'identité, qui ne conduit pas à lutter contre les conséquences des actions humaines, mais contre ces actions elles-mêmes.

mercredi 25 février 2009

La riposte graduée et l'agora

La loi Création et internet qui sera bientôt discutée à l'Assemblée Nationale après avoir été adoptée en première lecture par le Sénat n'a d'équivalent qu'en Nouvelle-Zélande. Parmi nos partenaires européens, seule l'Autriche a été intéressée, mais les autres pays ont rejeté un projet qui priverait des ménages d'accès à internet sans procès. Quant à la CNIL, elle a rendu sur ce texte un avis défavorable en novembre dernier.

Peut-on encore appeler démocratie un pays qui dresse une liste de sites autorisés pour les accès publics au réseau internet ?
Peut-on encore appeler démocratie un pays qui prive ses citoyens
- de l'accès à ses administrations
- de l'accès à des portails d'étude
- de l'accès à un lieu d'échange et de débat politique
- de l'accès à un lieu de construction des savoirs et des techniques
sans qu'une juridiction ne déclare l'accusé coupable, et tout en le condamnant à une peine financière puisque, bien que ne pouvant plus se connecter à internet, il continuera à payer son abonnement ?

En conséquence, la Quadrature du Net a décidé de procéder à un black-out du net, à l'image des Néo-zélandais qui ont ainsi obtenu que la loi ne soit pas votée.
D'où les bandeaux qui ornent désormais ce blog.

dimanche 22 février 2009

Immigration et performance intégrative


     Le budget du ministère de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire consacré à l'intégration est passé de 195 millions d'euros en 2008 à 78 millions d'euros dans la loi de finances 2009. C'est dire l'importance que Brice Hortefeux accordait à cet aspect de sa charge. Se consacrant aux procédures de reconduite à la frontière, l'ancien ministre a surtout cherché à atteindre les objectifs de performance attribués à sa ligne budgétaire : faire du chiffre.

     Aujourd'hui, la politique d'intégration semble se résumer à l'attribution du Contrat d'Accueil et d'intégration, qui valide l'acquisition de la langue française et des valeurs de la République. Des valeurs quantifiables par des séries de tests, mais qui ne permettent pas d'évaluer l'intégration des populations immigrées une fois le CAI obtenu. Une politique qui s'intéresse aux nouveaux migrants uniquement et ne s'occupe plus de ceux qui sont déjà là mais connaissent des difficultés pour accomplir toutes leurs démarches.

     De multiples transformations ont été proposées dans la loi de finances 2009 : 
- l'action "Intégration et lutte contre les discriminations" est devenue "Intégration et accès à la nationalité française" 
- l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations, créée en 2005, voit son budget passer de 44 à 15 millions d'euros, et l'Agence pour la cohésion sociale et l'égalité des chances a vu ses attributions redirigées vers la politique de la Ville. L'ANAEM devrait néanmoins bénéficier de taxes et redevances spécifiques.
- l'acquisition de compétences linguistiques sera désormais du domaine de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), qui devrait voir le jour dans le premier semestre 2009. 

Le rapport du Sénat sur la loi de finances 2009 concernant ce budget souligne les difficultés à venir :

L'augmentation de la demande d'asile combinée à une stabilisation, voire un allongement des délais d'examen des demandes entraîne mécaniquement un alourdissement du coût global de la prise en charge des demandeurs d'asile.

L'exécution budgétaire sur 2008 montre d'ores et déjà que les dotations relatives à l'hébergement d'urgence et à l'allocation temporaire d'attente sont insuffisantes, le décret d'avance n° 2008-1089 du 24 octobre 2008 ayant ouvert 36 millions d'euros de crédits supplémentaires. Or, les crédits prévisionnels pour 2009 sont de 60 millions d'euros, soit 2,5 millions d'euros de moins qu'en loi de finances initiale pour 2008.

Si la hausse des demandes d'asile se poursuivait, les crédits pour 2009 seraient sous dotés dans des proportions encore plus importantes.
La loi de finances pour 2009 a déjà prévu que les demandeurs d'asile qui feraient une demande de réexamen après un rejet de leur première demande seraient exclus du bénéfice de l'allocation temporaire d'attente.
Sur quoi le gouvernement compte-t-il faire des économies la prochaine fois ?

La politique d'immigration est conçue dans le droit fil de la réforme des politiques publiques, fondée sur la performance. Or la performance se déduit d'indicateurs chiffrés : diminution des délais de traitement des affaires ; nombre de reconduites à la frontière ; nombre de certificats attribués… Elaborer des indicateurs permettant d'estimer l'intégration n'est pas impossible : nombre de familles aidées pour telle ou telle procédure et estimation du bénéfice que ces familles en ont retiré (délai des procédures à comparer avec les délais de familles non aidées…) ; nombre d'enfants scolarisés ayant bénéficié d'un soutien et conséquences sur leurs résultats scolaires ; nombre d'opérations interculturelles réalisées… Mais ces indicateurs sont plus difficiles à construire, parce qu'ils prennent en compte des facteurs humains et pas seulement statistiques.
C'est toute la différence entre évaluer une performance et évaluer la qualité d'un service. La première est souvent fonction de la rapidité du service, et décider des critères d'évaluation prend peu de temps. La qualité est plus difficile à appréhender, elle nécessite du temps dans son effectivité et dans la création des critères permettant de l'évaluer.

Du temps, c'est ce que les politiques actuelles ne nous donnent plus. Le culte de la performance efface la notion qualitative, malgré tous les discours qui enrobent la révision générale des politiques publiques. Au détriment de l'intégration de milliers d'individus, qui ne peuvent trouver une place dans la société française par le seul apprentissage de la langue.

mardi 3 février 2009

Socio-éco2

Un nouveau Repère des éditions La Découverte vient de sortir, sur L'empreinte écologique (A. Boutaud et N. Gondran). H. Kempf en fait la critique dans Le Monde.
Quoi que l'on pense de l'empreinte écologique (argument valable, constat horrifiant ou moyen de pression totalitaro-écologique), la parution de l'ouvrage ne peut pas laisser indifférent au moment où plusieurs plans de relance économique fondent une partie de leurs actions sur la croissance verte.

Croissance et empreinte écologique vont-elles de pair ? Si nous voulons réduire une empreinte écologique devenue trop lourde par rapport aux capacités naturelles, pouvons-nous continuer à entretenir notre désir de croissance ? La croissance verte n'est-elle pas un argument de vente, plus "propre" que ce que nous avons connu jusqu'à présent, mais tout aussi destructeur pour notre environnement ?
Exemples : les cellules photovoltaïques contiennent des gaz bien plus dangereux que le CO2 ; la voiture électrique va nécessiter une production accrue d'électricité, n'implique-t-elle pas automatiquement, pour que cette électricité soit propre (sans émission de CO2) et en quantité suffisante, une augmentation du nombre de centrales nucléaires ? La dématérialisation qui économise du papier par l'usage accru des supports numériques multiplie également les dépenses énergétiques, la construction d'ordinateurs intégrant des composantes nocives pour l'environnement. Etc, etc.

Comme le rappellent les auteurs de l'ouvrage, la prise en compte de l'environnement a pour conséquence de penser les indicateurs différemment. Le PIB fonctionne très bien dans une perspective productiviste. Pas dans la perspective d'une protection des écosystèmes. Il faut donc intégrer d'autres données au calcul de développement. L'empreinte écologique pourrait constituer non pas un indicateur, mais un outil intégrable à un nouvel indicateur. Sur lequel bien des économistes travaillent actuellement.

Mais tout cela me pose des problèmes philologiques : que veut-on signifier par "croissance" et par "développement" ? On "croît" vers quoi ? On se développe pour atteindre quoi ?
La croissance est nécessaire pour "soutenir l'emploi" et assurer les redistributions sociales de l'État. Ouh là, le problème se complique. L'État ne serait qu'un redistributeur social s'appuyant sur l'activité économique générée par d'autres que lui pour permettre à tous de bénéficier du "développement". L'État comme garant des droits sociaux, quoi. Evolution constatée par Habermas, par exemple. Et le citoyen dans tout ça ? Ses droits se limitent-ils aux "droits fondamentaux de deuxième génération", c'est-à-dire aux droits socio-économiques (oublions les droits civiques et politiques, ils paraissent tellement dépassés chez nous) ? Mais non, il y a des droits fondamentaux de troisième génération : le droit au bien-être (mais oui, vous savez bien, l'écran plasma, l'IPod, les jeux en ligne, la machine à laver qui fait sèche-linge et bientôt four micro-onde, les écrans publicitaires qui vous envoient des sms pour acheter le dernier album du chanteur dont vous avez quatre tubes dans votre téléphone portable, le bien-être, quoi), à un environnement sain…

Mais tout cela est-il bien conciliable ? Ne faut-il pas se demander
- comment faire accéder les populations des pays émergents, mais aussi l'ensemble des populations des pays développés, à un bien-être qui ne soit pas forcément consumériste ?
- comment concilier l'accès au bien-être et la protection environnementale ?
- quelles technologies développer pour y accéder ?

Bref, revoir nos principes économiques dans une perspective socio-écolo-économique. Socio-éco2, quoi !

dimanche 1 février 2009

Lecture, culture et citoyenneté

     Dans le Monde daté du 31 janvier, la romancière Danièle Sallenave témoigne de son expérience dans un collège de Toulon : elle est allée à la rencontre d'élèves de quartiers défavorisés, pour leur parler de littérature.
     Le constat qu'elle tire de cette expérience est démoralisant : si les enfants ne lisent plus, c'est qu'il est devenu politiquement incorrect de lire. Ou plutôt, c'est que le discours politique fait de la lecture une activité soit inutile, soit dangereuse. Pour la droite, les livres sont suspects, d'où un discours dénigrant la littérature (c'est le fameux épisode de La princesse de Clèves inutile pour un postier). Dans cette optique, la littérature n'est pas rentable, elle ne permet pas d'améliorer les performances (ni du postier, ni du haut fonctionnaire, sans doute). Pour la gauche, la littérature est l'apanage des héritiers, au sens bourdieusien : seules les élites auraient accès à la littérature, moyen de distinction par rapport aux classes populaires.
     On voit rapidement les limites de ces deux raisonnements : selon le premier, le sens critique et le recul que donnent la littérature ne font pas partie du culte de la concurrence et de l'efficacité pratique, parce que, justement, ils impliquent de prendre du temps et de remettre en cause les actions quotidiennes. Le second raisonnement tombe dans un cercle vicieux : puisque la grande littérature est réservée aux élites, elle serait fermée d'office aux autres ; mais si personne ne l'offre à ceux qui n'appartiennent pas à l'élite, comment casser le schéma de reproduction sociale ?

     Selon D. Sallenave, la vraie question est "comment transmettre le meilleur au plus grand nombre" ? Surtout dans une société qui n'accorde plus de valeur à la langue, au passé, à la transmission. Et qui supprime ainsi la chance de découvrir un autre monde que le sien en tournant quelques pages. Des pages qui ne sont "réservées" à personne, mais qui sont tellement différentes de ce que nous offrent les messages publicitaires et la propension à consommer. Ne plus accorder de valeur à la transmission (que l'on songe au dénigrement dont font l'objet les enseignants, à la réforme prévue de leur formation qui affaiblira encore leur niveau de connaissance et de formation initiale), c'est également réduire la solidarité nationale, le lien entre les générations et entre les groupes sociaux.

     "Gagner beaucoup d'argent, dominer l'autre, lui marcher sur le ventre pour arriver, s'abrutir de football et de jeux télévisés, cela ne peut pas être le but d'une vie, et lui donner son sens". Restaurer le sens de la lecture, c'est également restaurer la solidarité.
Parce qu'en suscitant l'envie de lire chez des enfants non seulement issus des milieux populaires, mais également de tous les milieux, on leur offre d'autres modèles que ceux qu'ils ont habituellement sous les yeux. Parce que la lecture peut également être orale, partagée, et qu'elle crée des instants de communion profonde. Parce qu'un livre, deux livres, dix livres, sont autant de visions du monde différentes, qui ouvrent l'esprit aux autres, et permettent également de faire croître son esprit critique.

     Il fut un temps où la censure s'exerçait durement sur les livres, où l'on brûlait ceux qui étaient considérés comme trop libres, parce qu'ils remettaient en question la domination "naturelle" des élites. Aujourd'hui, on brûle encore des livres, mais pas en Occident. En Occident, on préfère dire qu'ils n'ont pas d'intérêt. Une nouvelle forme d'autodafé qui fort heureusement n'empêche pas les gens de lire. Mais qui n'incite pas à lire ceux qui n'ont pas l'habitude du geste.

En ces temps de "désobéissance civile", offrir un livre à quelqu'un qui n'en a pas l'habitude est en passe de devenir un acte contestataire. Il n'est pas bien difficile à faire. Et il pourrait bien être un moyen de revitaliser la démocratie contre l'oligarchie marchande.