mardi 24 juin 2008

Rôle civique, rôle politique

      La recherche doit nourrir la réflexion de la cité. À mon sens, du moins. Ce soir je vais donc réfléchir sur la participation des citoyennes à la vie politique, à partir d’une recherche en cours.

      Je participe dans deux jours à une table-ronde sur les femmes en Afrique dans l’Antiquité. Dans cette table-ronde, il n’y aura que des femmes. Le choix n’a pas été conscient, mais il a été par la suite revendiqué par l’organisatrice.
      Pour ma part, et conformément à ma spécialité, j’ai choisi de traiter du thème de la femme carthaginoise. « C’est pratique, on n’a pas de sources, ce sera vite fait », me suis-je dit. Que nenni ! C’était compter sans environ 5 000 inscriptions en punique (langue sémitique parlée à Carthage, colonie phénicienne) qu’il faudrait lire les unes après les autres pour repérer toutes les femmes qui y sont mentionnées. Le métier de chercheur est parfois ingrat. Comme je suis une grosse paresseuse, j’ai changé mon fusil d’épaule : pas le temps de tout lire ? Qu’à cela ne tienne, prenons un échantillon d’environ 400 inscriptions et voyons ce qu’on en tire.
Et là, cet après-midi (le métier de chercheur est parfois plein de miracles), j’ai trouvé une chose surprenante. Je me suis rendu compte que, peut-être (soulignons l’hypothèse), à Carthage, les femmes transmettent la citoyenneté aussi bien que les hommes, c’est-à-dire qu’elles peuvent être la condition unique à la transmission de la citoyenneté. En quoi est-ce étonnant ? En ce que, ni à Rome ni dans le monde grec, les femmes ne peuvent par elles-mêmes transmettre la citoyenneté. Elles sont le ventre qui porte le citoyen et qui ne peut être suspecté de porter un faux citoyen, un bâtard d’esclave, l’adultère étant par conséquent puni de mort. Parfois il faut même qu’elles soient filles de citoyens pour transmettre la citoyenneté de leur époux à leur enfant (lois de Périclès à Athènes en 451). Mais là, à Carthage, il se pourrait que la citoyenneté de la mère suffise à faire de l’enfant un citoyen, même si le père est étranger.

      Citoyenneté du sang. Notion qui nous est étrangère en France.

     Dans le droit du sang, rare est la citoyenneté qui passe par la mère. Peut-être est-ce en raison de cette particularité que la cité de Carthage fut associée à des destins féminins tragiques : la reine Elissa, fondatrice légendaire de la cité au VIIIe siècle, se serait jetée dans un bûcher pour ne pas épouser le roi local comme le souhaitaient les aristocrates qui l’entouraient ; la femme d’Hasdrubal, le dernier général défenseur de la cité, aurait subi le même sort, en 146, lors de la prise de Carthage par les armées romaines, montrant à son mari qui venait de se rendre l’exemple d’un comportement héroïque. Ces deux femmes incarnent un rapport particulier à la cité : elles sont l’identité civique qui refuse l’alliance avec l’étranger, le non-citoyen. Elles représentent également, aux yeux des Grecs et des Romains, la faiblesse de Carthage : fondée par une femme, comment la cité aurait-elle pu résister à Rome ? Quant à la femme d’Hasdrubal, elle choisit de mourir avec les transfuges de l’armée romaine, les traîtres à Rome. Ces deux femmes incarnent également la fourberie et la trahison : Elissa avait trompé les Libyens qui peuplaient la région de Carthage en jouant sur les mots pour occuper le plus grand territoire possible ; la femme d’Hasdrubal choisit le sort des traîtres (vu du côté romain…). Une telle association entre les femmes et Carthage m’incite à penser que, dans la cité punique, les femmes avaient un rôle civique plus important qu’à Rome ou dans les cités grecques.
     Pourtant, dans l’histoire de Carthage telle qu’elle nous est rapportée par les historiens antiques, les femmes ne jouent de rôle politique que dans le cadre d’alliances matrimoniales. Elles ne participent pas à l’assemblée des Anciens, ni à l’assemblée du peuple ; ou plutôt, leur présence n’y est jamais spécifiée.

      Se trouve-t-on face à une contradiction entre un rôle civique majeur (transmission de la citoyenneté) et un rôle politique mineur (absence totale dans les prises de décision) ?

    Regardons le taux de féminisation de nos assemblées, le nombre de présidentes d’Universités, de présidentes de grandes entreprises. Le rôle civique des femmes en France aujourd’hui n’est pas celui de passeuses de la citoyenneté, cependant les droits et les devoirs civiques des femmes sont égaux à ceux des hommes. Mais leur rôle politique, lui…