lundi 8 septembre 2008

L'histoire à l'envers


Un article du Monde (7-8 septembre 2008) qui fait froid dans le dos : Se souvenir des déchets nucléaires.

Les déchets nucléaires resteront en activité durant des milliers d'années. Jusqu'à 50 000 ans. Quel souvenir avons-nous de la localisation des activités humaines datant de 50 000 années ? Nous ne les retrouvons qu'au hasard de l'archéologie. À vrai dire, nous tombons dessus. Heureusement que nos ancêtres n'ont pas eu la mauvaise idée de planquer des objets dangereux (insidieusement dangereux, puisqu'à l'oeil la radioactivité ne se détecte pas), sinon le métier d'archéologue se rapprocherait de celui de démineur. Ce qui arrive, en fait, dans certains pays d'Asie ou d'Afrique ; et même, plus près de chez nous, dans les Ardennes par exemple.

Concernant les déchets radioactifs, le problème se pose d'une mémoire à entretenir, sans savoir pour qui l'entretenir : pour des hommes beaucoup plus intelligents, avec des technologies novatrices dont nous n'avons même pas idée ? Pour des hommes possédant des outils plus sommaires que les nôtres, suite à une catastrophe inimaginable ?
L'agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs est confrontée à un problème difficile à résoudre : sur quels supports entretenir la mémoire ? Par support, il faut comprendre à la fois le support matériel (papier ? numérique ? panneaux ? marbre ?), mais aussi le support symbolique. Doit-on utiliser du texte, sachant que les langues évoluent, disparaissent ? Des images, dont l'interprétation est intrinsèque à une civilisation, et peut totalement échapper à une autre ?

Nous avons du mal à comprendre certaines constructions laissées par nos ancêtres. Les peintures dans les grottes préhistoriques, l'orientation des pierres dressées de Stonehenge ou de Carnac, font aujourd'hui l'objet de controverses scientifiques sur leur signification. Comment être certains que nos descendants comprendront le message que nous souhaitons leur adresser, s'ils n'ont plus l'idée de ce qu'est l'énergie nucléaire ? Comment leur faire comprendre le danger qu'ils courent avec ces pollutions que nous leur laissons ?

Il existe peut-être une solution pour en conserver le souvenir : le mythe oral. Si l'histoire d'Ulysse nous est encore familière, même si elle est mal connue, c'est parce qu'elle s'est transmise par l'oralité. Déformées, transformées, l'Odyssée ou l'Iliade font partie de l'imaginaire de la plupart d'entre nous, et avec elles la faiblesse des cités face aux dieux qui dirigent la nature (les tempêtes déclenchées par Poséidon ; le cheval de Troie) ; la contingence de la destinée humaine mais également la liberté de l'individu qui peut choisir son chemin, et notamment celui du retour dans sa patrie ; l'élaboration de la cité et son mode de décision face aux dangers qui la menacent. Avant d'être fixées par l'écrit au VIIIe siècle av. J.-C., les épopées dites d'Homère ont été récitées, ornementées, répandues par des poètes. Même figées dans l'écrit, elles ont continué à être apprises par coeur ; elles ont fait l'objet de récits exemplaires ; elles se retrouvent aujourd'hui encore dans les livres pour enfants, et même les dessins animés. Elles ont traversé au moins trois mille ans. Ce n'est rien à côté de la radioactivité que nous produisons. Mais c'est déjà ça.
Dans une société où l'oral tend à s'amenuiser devant la multiplicité, la pléthore des écrits (dont ce blog est une illustration…), faut-il renoncer à la mémoire des récits - à la récitation ? Si les câbles qui relient nos ordinateurs à leurs serveurs venaient à disparaître, toute notre mémoire artificiellement stockée disparaîtrait également.

Pour protéger nos sociétés, dans ce qu'elles ont de pérenne (à défaut d'intemporel), ne devons-nous pas penser à diffuser le savoir par une multiplicité des mémoires, au lieu d'une multiplicité des écrits ? Afin que les histoires que se transmettent les générations, le soir, "au coin du feu", constituent également un message d'alerte quant aux dégâts que nous avons causés, et que nous causeront encore.

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