dimanche 12 octobre 2008

A propos de phases B et de fins de cycles


     Selon Immanuel Wallerstein dans un article publié ce week-end dans Le Monde, la crise actuelle conjugue une fin de phase B de Kondratieff et la fin du cycle long du capitalisme. Le système, devenu instable, ne parvient plus à retrouver l’équilibre : le capitalisme ne pourrait se maintenir qu’en raison d’un différentiel entre un centre riche et des périphéries plus pauvres. Or le réajustement des économies « en développement » réduit ce différentiel. D’où une augmentation des coûts de main-d’œuvre, de matières premières et d’impôts. Cette crise remettrait en question la notion d’un progrès continu, née au XIXe siècle.
     Nous sommes donc entrés dans un temps de transition ; plus de phase A à envisager ; à la place, un chaos politique. Les solutions, comme au moment de la crise du système féodal, sont encore hésitantes : on part dans de multiples directions. « Nous sommes dans une période assez rare, où la crise et l’impuissance des puissants laissent une place au libre arbitre de chacun : il existe aujourd’hui un laps de temps pendant lequel nous avons chacun la possibilité d’influencer l’avenir par notre action individuelle. Mais comme cet avenir sera la somme du nombre incalculable de ces actions, il est absolument impossible de prévoir quel modèle s’imposera finalement. »
     Deux voies sont possibles, toujours selon I. Wallerstein : un système pire que le capitalisme (exploitation violente) ou un système plus égalitaire et redistributif. Dans les deux cas, les Etats-Unis ne seront plus au centre du système monde. Devenus un état « comme les autres », ils risquent de sombrer dans des conflits internes.

     Que penser de cette vision presque apocalyptique (« qui révèle, qui découvre »), annonciatrice de la fin de notre monde ?
     La fin d’un système capitaliste est difficile à imaginer. Nous n’avons de référent non-capitaliste que le passé, fait de connaissance et non fait d’expérience. En outre, les cycles anciens ont disparu, ils ne peuvent servir de modèle. C’est l’invention d’un nouveau modèle qui donne le vertige.
     Les tâtonnements auxquels fait référence Wallerstein pour les XVe-XVIe siècles sont contemporains des guerres de religion et de la prise d’importance des communautés urbaines. Mais ils sont également contemporains d’un mouvement de pensée qu’I. Wallerstein ne cite jamais : l’humanisme de la Renaissance. Ce mouvement de pensée plaçant l’homme au centre de l’Univers est inséparable d’une idéologie capitaliste qui le fait maître des ressources naturelles ; un siècle après l’apparition de l’humanisme, la pensée de Descartes renforce l’idée d’un homme a-naturel, sorti de la nature.

     Les crises qui ont précédé la crise financière (crise alimentaire, crise des matières premières) sont liées à une pression trop forte et non rationalisée sur les ressources naturelles, conséquence éloignée de la pensée humaniste. La déconnexion entre les hommes et le réel (on mange sans plus songer à la chaîne alimentaire qui précède notre acte de consommation ; on utilise de l’électricité et de l’essence sans penser à la production de ces sources d’énergies et leur finitude) se retrouve dans la crise financière due en grande partie à l’utilisation de produits financiers complexes et éloignés de l’économie réelle.

     Le changement de cycle long va amener une ou plusieurs nouvelle(s) idéologie(s) qui vont donner le ton du système à venir. Ces idées seront les conséquences de la crise, comme l’humanisme fut conséquence des âges féodaux, en même temps que rupture. Elles naîtront de quelques individus, d’abord isolés, qui constitueront un réseau. Elles seront en compétition les unes avec les autres, et en rivalité avec le modèle dominant (que l’on songe aux démêlés des humanistes avec l’Église) jusqu’à ce qu’un système idéologique l’emporte. Chacun peut participer à cette nouvelle mise en place. Aujourd’hui comme hier, ce sont les réseaux qui pourront aider à l’affirmation d’un système ou d’un autre. Ces réseaux seront internationaux, comme ils l’ont été. Ils seront fondés sur un nouvel humanisme, qui donne à l’homme une autre place par rapport à « l’univers », et une nouvelle conception de la richesse, qui tienne compte des dégradations imposées aux ressources. Ou bien sur un nouveau féodalisme, qui donnera les ressources à un petit nombre, au détriment des autres, prolongement de l’oligarchie financière qui existe aujourd’hui. Ou bien sur d’autres principes dont nous n’avons même pas idée.
     Tout reste à faire. Mais pour que ce tout soit dans l’intérêt du plus grand nombre, il doit être fait avec le plus grand nombre.

samedi 11 octobre 2008

Une réforme de démocrates ?

NB : ce post est la version longue d'un article publié le vendredi 10 octobre dans le Libé des Historiens.

     La phase des motions avant son congrès de Reims devrait être l’occasion pour le Parti socialiste de tester l’usage des technologies numériques dans les campagnes politiques. Pourtant, la modernité numérique des socialistes paraît mal engagée.

    Ils avaient démarré fort en 2006 : dès les primaires pour désigner le candidat à la présidentielle, Ségolène Royal avait utilisé l’outil internet pour pallier son manque de visibilité dans les médias traditionnels. Le site Désirs d’avenir avait offert aux internautes l’accès à des forums, une newsletter, des vidéos Dailymotion intégrées sur le site (alors que l’UMP ne proposait des vidéos que sur Dailymotion) et un référencement des blogs de soutien à sa candidature. L’innovation principale ne résidait pas dans ces outils, connus par ailleurs, mais dans la mobilisation de modérateurs permettant d’alerter sur les contributions intéressantes et faisant la synthèse des forums. Cette synthèse devait alimenter l’ouvrage promis par la candidate et publié en ligne, chapitre après chapitre, afin que les internautes puissent le discuter. L’expérience fut prolongée et amplifiée durant la campagne, grâce à une équipe de 70 modérateurs qui évalua plus de 60 000 contributions. La lourde synthèse issue de ces échanges fut encore enrichie par les synthèses tirées des débats IRL (in real life). Néanmoins, son programme politique ne tenait que faiblement compte de ces débats participatifs. D’où un certain scepticisme au sein du parti (et au-delà) sur l’intérêt d’une telle démarche. Pourtant, les débats sur les forums avaient permis à des contributeurs fidèles de se regrouper, « virtuellement » dans un premier temps, puis IRL, donnant lieu à des comités locaux. C’est-à-dire à un embryon de réseau social qui dépassait la forme adoptée par le site.

      La réalisation numérique de ce type de réseau politique est apparue outre-Atlantique avec la campagne de Barack Obama, qui a donné une toute autre dimension à l’usage politique d’Internet. Selon Maurice Ronai, chercheur à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales et délégué national du PS pour les technologies de l’information, elle marque « la rencontre entre l’héritage des campagnes utilisant Internet depuis 2004 et la philosophie du committee organizing ». Cette dernière renvoie à la pensée du sociologue Saul Alinski, théoricien des pratiques d’organisation sociale, qui eut une influence décisive sur les démocrates : Hillary Clinton a fait sa thèse sur la pensée d’Alinski, et Barack Obama fut committee organizer à Chicago. La campagne d’Howard Dean lors des primaires démocrates de 2004 avait utilisé les potentialités de Meet Up, un site internet permettant d’organiser les rencontres entre individus partageant les mêmes intérêts. La mise en place de réseaux sociaux par le biais d’internet était dès lors apparue comme un moyen incontournable de mobiliser les sympathisants pour le jour de l’élection. Ce n’est donc pas un hasard si Chris Hugues, l’un des fondateurs de Facebook, est le directeur de la campagne internet de B. Obama. Le site mybarackobama.com fonctionne à l’image de tous les sites de réseaux sociaux : parrainage, partage des profils, contacts directs entre membres du réseau, mise en place d’événements etc. Le système se développe parallèle au réseau IRL des Obama Camps, ces formations de deux jours qui initient les supporters du candidat aux techniques de persuasion, de démarchage téléphonique…

      Pour l’instant, peu de socialistes semblent avoir pris conscience des formidables ressources offertes par les réseaux sociaux. Certes, dans l’optique du congrès de Reims, toutes les motions ont mis en place un site, et la plupart ont des groupes dédiés dans les grands réseaux sociaux de type Facebook. Seule la motion d’Utopia est nettement en retrait : sur son site, on peut uniquement télécharger la motion et… un coupon pour renvoyer sa signature. La plupart des autres permettent le téléchargement de la motion et sa signature en ligne, et reprennent les fonctionnalités de Désirs d’avenir : forum, référencement de blogs, vidéos, mise à disposition du matériel de campagne, agenda. Le site proposé par B. Hamon (dont le nom insiste sur son engagement européen) est à cet égard le plus proche du modèle original. D’autres incluent quelques originalités : le site de Bertrand Delanoë, qui permet de soutenir financièrement la motion, met à disposition des internautes des widgets pour leur blog et une « machine à tract » ; celui de Martine Aubry renvoie à des groupes de réseaux sociaux et propose aux internautes de déposer des arguments de campagnes. Le site de Gérard Collomb et Ségolène Royal est nettement en retrait par rapport à Désirs d’avenir, l’aspect participatif en étant pour l’instant totalement écarté.

     Dans ce paysage traditionaliste, le site du Pôle écologique fait exception. Son nom (www.monpoleecologique.fr) est une référence explicite à la campagne de B. Obama. Il se présente comme un réseau social ouvert aux signataires de la motion, dont le profil est accessible au sein du réseau. Une carte de France permet de visualiser les signataires de la motion. Ceux-ci peuvent se contacter directement afin de monter des événements, également indiqués sur la carte. Les échanges entre militants (et sympathisants) sont ainsi facilités et court-circuitent la hiérarchie habituelle. Au sein du parti, cela pourrait induire une vraie révolution.

      La notion d’amitié appliquée à la politique n’est pas nouvelle. Dans la Rome républicaine, les réseaux d’amis et de clients constituaient une nébuleuse contrôlée par les grandes familles au pouvoir. Lorsque Cicéron prodigue des conseils à son frère, candidat à une haute fonction à Rome en 64 av. J.-C., il l’incite à mobiliser ses réseaux et à se déplacer en ville entouré de tous ses clients afin de montrer son importance politique (toute ressemblance…). La moindre perturbation de ces relations hiérarchiques (on est l’ami de ses égaux, mais le client de ceux qui ont une position sociale plus élevée) représentait un danger pour les familles au pouvoir, prompte à se retourner contre les réformateurs trop audacieux. En 312 av. J.-C., le censeur Appius Claudius Caecus remplaça le système des curies, héritages des premiers temps de la cité et par conséquent construites autour de l’aristocratie traditionnelle, par celui de tribus géographiques où furent inscrits de nouveaux citoyens. En réduisant l’influence des oligarques (qui le lui firent payer à coup de procès et de dénonciations calomnieuses), Appius Claudius réussit à fonder un nouvel espace civique, plus démocratique. Sa réforme se matérialisa sous la forme d’un nouveau bâtiment destiné aux assemblées populaires : de forme ronde, il rappelait l’égalité de tous les citoyens, qu’ils fussent inscrits depuis peu sur les listes ou qu’ils appartinssent aux grandes familles se proclamant descendantes des proches de Romulus. Une partie des réformes d’Appius Claudius fut rapidement annulée par les oligarques. Ce censeur romain a souvent été comparé à Clisthène, le réformateur athénien qui, à la fin du VIe siècle, avait cassé la structure clanique du corps civique en réorganisant entièrement le réseau électoral de la cité. Il transforma les anciennes tribus, qui regroupaient les citoyens selon des unités géographiques soumises à l’influence d’aristocrates implantés localement, en nouvelles unités dont les membres étaient répartis sur tout le territoire attique. Sa réforme constitua pour Athènes un premier pas vers la démocratie, appelé isonomie

     Nouveau rapport au territoire (national et non plus fédéral), promotion du rapport direct entre signataires, constitution de communautés indépendantes des sections, ces caractéristiques du réseau social monpoleecologique.fr sont autant d’échos aux réformes des démocrates antiques. Le pôle écologique serait-il le Clisthène du PS ?

lundi 6 octobre 2008

La terre et le citoyen, un problème dépassé ?

À Athènes, tout citoyen avait droit à un lopin de terre sur le territoire de la cité. Et seuls les citoyens pouvaient posséder ces lopins de terre. À Sparte, il fallait posséder une terre pour être citoyen. Le lien entre citoyenneté et possession foncière était par conséquent extrêmement fort.
À Rome, ce lien était différent, d’autant qu’il a varié selon les périodes. Prenons « l’âge d’or », l’époque médio-républicaine (IVe-IIe siècle av. J.-C.). Lorsque Rome était victorieuse d’une autre cité, elle confisquait ses terres publiques (mais pas ses terres privées, la plupart du temps) et les intégrait à ses propres terres publiques, appelé ager publicus, le territoire public (les Romains sont des gens logiques). Cet ager publicus pouvait être loué aux citoyens romains (et à eux seuls) sous forme de lots inaliénables. La redevance était payée en nature à l’État romain. Là encore, le lien entre le territoire – la terre – et la citoyenneté était étroit.
Évidemment, les systèmes connurent des ratés : concentration foncière à Sparte (ce qui entraîna une diminution du nombre de citoyens), débordement des locataires les plus riches sur les terres louées par les plus pauvres à Rome. Et la question agraire (celle qui concerne la répartition des terres) conduisit à plus d’une crise politique.
On a peut-être tendance à l’oublier aujourd’hui.

Il y a quinze jours, le Monde a publié un article sur les investissements chinois au Laos, dans les plantations de caoutchouc. Le manque de forêts disponibles en Chine a amené les producteurs chinois de caoutchouc à s’installer au Laos, sur la forêt secondaire. Celle-ci est détruite pour être remplacée par des plantations d’hévéas. Pour beaucoup d’entre eux, les Laotiens trouvent leur intérêt dans cette transformation : la vente de leur terre leur a permis d’améliorer rapidement leur train de vie ; le besoin de main-d’œuvre a par ailleurs provoqué un vaste mouvement migratoire vers le nord du pays, là où sont implantées les forêts d’hévéas.
Ce phénomène d’achat des terres par des étrangers, qui peut être assimilé à du néo-colonialisme, n’est pas unique : les pays du Golfe achètent des terres en Ukraine, au Pakistan, en Ouganda etc, tout comme les industriels agroalimentaires ou les fonds d’investissement. Les régions concernées connaissent une forte spéculation foncière, les paysans risquent l’expropriation, sans parler de la déforestation induite et de la diminution des cultures vivrières, donc des ressources alimentaires pour les populations concernées.

Un modèle participatif avait été promu par le gouvernement laotien pour éviter que les plus vulnérables, tentés par la vente de leur terre à bon prix, ne connaissent des difficultés financières ou d’approvisionnement : au lieu de vendre la terre, le gouvernement avait préconisé que les paysans la conservent et touchent un revenu lié à la production. Mais la corruption et la pression de l’armée ont miné cette initiative.
Pourtant, dans les autres pays touchés par ce néocolonialisme agraire, c’est ce type de solution participative qui est soutenu par les ministères de l’aménagement du territoire (au Sénégal, par exemple). Car la conception selon laquelle l’État garantit l’accès pour tous à la terre n’est pas réservée à l’Antiquité. La terre est ce qui permet à chacun de survivre, et l’État a tout intérêt à éviter les crises de subsistance ou la ruine des petits propriétaires. Or, le modèle prédominant en Occident est une concentration des terres qui permet une mécanisation et des rendements accrus. Le lien entre le citoyen et la terre est coupé. Et lorsque les prix des produits alimentaires augmentent, ceux qui n’ont plus de terre n’ont pas d’autre moyen que payer plus cher, donc se rationner.
La mise en place de jardins partagés, la réactivation des jardins ouvriers sont autant de moyens de retrouver la pratique ancestrale de l’autosuffisance. Elle paraît rétrograde et égoïste. Mais elle évite que les industries agro-alimentaires ne prennent le pas sur l’un des devoirs de l’État : s’assurer de l’approvisionnement des citoyens, afin qu’il ne dépende pas d’intérêts privés mettant en péril la survie de chacun.