Ce week-end, Le Monde publie son supplément montre camouflé : six ou sept pages de montres seulement. Et deux articles intéressant : une interview d'Elisabeth Badinter, intelligence gracieusement incarnée, et un texte de Cees Nooteboom. Je ne connaissait pas Cees Nooteboom, mais je vais sans doute m'y intéresser de plus près.
Un émerveillement pour le bol. Sur deux colonnes. Juste une partie du texte, mais quelle lumière dans cette partie ! Un bol, rien de plus bête. Et pourtant, le bol est culturel par essence, inspiré par on ne sait quel bout de nature (un coquillage, une main creusée). Le stade suivant est la cruche. Plus élaborée, elle est d'abord faite pour contenir autre chose que de l'eau : une production humaine. Elle est donc plus "culturelle" encore que le bol.
Non, Nooteboom ne fait pas un inventaire de tous les contenants inventés par l'homme. Il sort du musée archéologique où il nous avait entraînés pour nous conduire dans les musées, devant les toiles. Et s'interroge sur cette évolution : "si la majorité des contemporains ne se reconnaissent plus dans les images qui faisaient autrefois partie de notre patrimoine commun, si les scènes bibliques des tableaux de Rembrandt deviennent invisibles parce que presque plus personne ne sait ce qui y est représenté, nous sommes alors devenus nos propres Japonais." Nooteboom n'a rien contre les Japonais. Il prend leur exemple parce qu'un Japonais, extérieur à la culture occidentale, ne peut pas plus comprendre ce que représente un Christ en croix qu'il ne peut appréhender la Ronde de nuit de Rembrandt (purement historique), ou sa gravure représentant la Chute de l'homme. Et Nooteboom constate que, en Occident-même, de plus en plus rares sont ceux qui savent lire ces tableaux, qui connaissent l'épisode auquel il est fait allusion.
Cet article arrive à point nommé dans la polémique concernant la culture générale comme facteur discriminant dans les concours, qui doit donc être supprimée. Culture élitiste, dira-t-on. Mais Nooteboom rappelle avec raison qu'au Moyen-Âge, le moindre paysan savait lire les chapiteaux d'églises. Non parce qu'il était cultivé. Mais parce qu'il connaissait l'histoire qui se cachait derrière. Parce que ces histoires se racontaient à la veillée, en famille, ou entre familles. Parce qu'elles étaient rappelées le dimanche lors de ce rassemblement que l'on nommait la messe (il paraît qu'il y en a encore de nos jours…). Parce qu'elles constituaient un fond commun dans lequel n'importe quel individu baignait constamment.
Aujourd'hui, l'ouverture sur le monde permet de connaître d'autres cultures. Aussi superficiellement que l'on connaît la sienne. Le Japonais enfin instruit de la chute d'Adam après avoir rencontré un bon guide de musée connaît-il pour autant l'histoire de la déesse japonaise Kannon qui, en Inde, a été un homme ?
A qui s'adressent à présent les histoires de notre passé ? Faut-il les artificialiser pour les apprendre, comme une leçon fastidieuse, à des écoliers qui n'en voient pas l'utilité ? Et la grande majorité de l'art occidental (mais aussi de la littérature) doit-elle devenir un nuage opaque, sauf aux yeux de quelques élus ?
Le partage de la culture, celui des mythes fondateurs, par tous les supports possibles n'est-il pas plus enrichissant que l'abolition pure et simple d'épreuves permettant à chacun de mobiliser ce qu'il sait du monde qui l'entoure ?
Supprimer les épreuves de "culture générale" dans les concours (ou les questions de culture générale lors des entretiens d'embauche) peut passer pour une démocratisation. Mais c'est surtout une preuve de l'échec de notre monde (et pas seulement occidental) à transmettre ses propres fondements.
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