Dans
le Monde daté du 31 janvier, la romancière Danièle Sallenave témoigne de son expérience dans un collège de Toulon : elle est allée à la rencontre d'élèves de quartiers défavorisés, pour leur parler de littérature.
Le constat qu'elle tire de cette expérience est démoralisant : si les enfants ne lisent plus, c'est qu'il est devenu politiquement incorrect de lire. Ou plutôt, c'est que le discours politique fait de la lecture une activité soit inutile, soit dangereuse. Pour la droite, les livres sont suspects, d'où un discours dénigrant la littérature (c'est le fameux épisode de La princesse de Clèves inutile pour un postier). Dans cette optique, la littérature n'est pas rentable, elle ne permet pas d'améliorer les performances (ni du postier, ni du haut fonctionnaire, sans doute). Pour la gauche, la littérature est l'apanage des héritiers, au sens bourdieusien : seules les élites auraient accès à la littérature, moyen de distinction par rapport aux classes populaires.
On voit rapidement les limites de ces deux raisonnements : selon le premier, le sens critique et le recul que donnent la littérature ne font pas partie du culte de la concurrence et de l'efficacité pratique, parce que, justement, ils impliquent de prendre du temps et de remettre en cause les actions quotidiennes. Le second raisonnement tombe dans un cercle vicieux : puisque la grande littérature est réservée aux élites, elle serait fermée d'office aux autres ; mais si personne ne l'offre à ceux qui n'appartiennent pas à l'élite, comment casser le schéma de reproduction sociale ?
Selon D. Sallenave, la vraie question est "comment transmettre le meilleur au plus grand nombre" ? Surtout dans une société qui n'accorde plus de valeur à la langue, au passé, à la transmission. Et qui supprime ainsi la chance de découvrir un autre monde que le sien en tournant quelques pages. Des pages qui ne sont "réservées" à personne, mais qui sont tellement différentes de ce que nous offrent les messages publicitaires et la propension à consommer. Ne plus accorder de valeur à la transmission (que l'on songe au dénigrement dont font l'objet les enseignants, à la réforme prévue de leur formation qui affaiblira encore leur niveau de connaissance et de formation initiale), c'est également réduire la solidarité nationale, le lien entre les générations et entre les groupes sociaux.
"Gagner beaucoup d'argent, dominer l'autre, lui marcher sur le ventre pour arriver, s'abrutir de football et de jeux télévisés, cela ne peut pas être le but d'une vie, et lui donner son sens". Restaurer le sens de la lecture, c'est également restaurer la solidarité.
Parce qu'en suscitant l'envie de lire chez des enfants non seulement issus des milieux populaires, mais également de tous les milieux, on leur offre d'autres modèles que ceux qu'ils ont habituellement sous les yeux. Parce que la lecture peut également être orale, partagée, et qu'elle crée des instants de communion profonde. Parce qu'un livre, deux livres, dix livres, sont autant de visions du monde différentes, qui ouvrent l'esprit aux autres, et permettent également de faire croître son esprit critique.
Il fut un temps où la censure s'exerçait durement sur les livres, où l'on brûlait ceux qui étaient considérés comme trop libres, parce qu'ils remettaient en question la domination "naturelle" des élites. Aujourd'hui, on brûle encore des livres, mais pas en Occident. En Occident, on préfère dire qu'ils n'ont pas d'intérêt. Une nouvelle forme d'autodafé qui fort heureusement n'empêche pas les gens de lire. Mais qui n'incite pas à lire ceux qui n'ont pas l'habitude du geste.
En ces temps de "désobéissance civile", offrir un livre à quelqu'un qui n'en a pas l'habitude est en passe de devenir un acte contestataire. Il n'est pas bien difficile à faire. Et il pourrait bien être un moyen de revitaliser la démocratie contre l'oligarchie marchande.