vendredi 23 novembre 2007

Au commencement…

La Grèce archaïque vit l’apparition de la cité-État, dont l’exemple le plus connu reste pour nous Athènes. La cité-État est une petite entité, une communauté indépendante, dont le territoire est formé d’une ville ceinte de murailles (astu) et de la campagne environnante (chora). Après un ordre mycénien qui vit régner les rois, les IXe-VIIIe siècles av. J.-C. connurent une organisation où la communauté (agora) était subordonnée au Conseil des Anciens (boulè). Ces derniers, chefs des familles aristocratiques (aristoi = les meilleurs), gardaient la prééminence dans la cité ; mais les lois et les décisions de justices étaient discutées devant l’assemblée, composée d’hommes issus aussi bien des familles aristocratiques que des paysans libres de la cité (les artisans constituent une catégorie à part), selon des modalités qu’il convient d’examiner.

L’Iliade et l’Odyssée fournissent plusieurs exemples de ce fonctionnement du débat à l’époque archaïque. Par exemple, au début de l’Iliade, Agamemnon ordonne « aux hérauts à la voix sonore de convoquer à l’Assemblée les Achéens chevelus… mais tout d’abord il invita le Conseil des Anciens au cœur magnanime ». Après une discussion au conseil, Agamemnon se dirige vers le peuple et lui parle, son autorité d’orateur étant symbolisée par le sceptre qu’il tient entre les mains. Puis intervient Ulysse.

Ainsi Ulysse divertit les Grecs de leur entreprise en les menaçant, en les bafouant, et les contraignit de retourner à l’assemblée, faisant même bruit que le flot de la mer, lequel s’irrite en se brisant contre le rivage et recule au large avec fracas.
Chacun reprend sa place et s’assied. Un seul, nommé Thersite, criait comme un geai ; il prenait plaisir à tourner les rois en ridicule, en leur lançant des propos grossiers et sans suite. C’était l’homme le plus laid des Grecs venus à Troie : louche et boiteux, ses épaules voûtées se touchaient sur sa poitrine ; sa tête était pointue, quelques rares cheveux y croissaient disséminés. Toujours ennemi d’Achille et d’Ulysse, il les injuriait sans cesse. Maintenant il s’en prend à Agamemnon et, d’une voix de fausset, il l’accable de reproches. Les Grecs murmuraient aussi contre leur chef suprême ; mais lui, criant de toutes ses forces, l’apostrophait en ces termes : « Fils d’Atrée, de quoi te plains-tu, et que te faut-il encore ? Tes tentes sont remplies d’airain ; tu as des femmes choisies que nous te donnons à toi le premier, après la prise d’une ville. Voudrais-tu qu’on te donnât encore de l’or ? Un des Troyens te l’apportera-t-il d’Ilion pour rançon de son fils qu’un Achéen ou moi t’aurons amené chargé de chaînes ? Te faut-il une nouvelle captive pour que tu la retiennes à l’écart et que tu puisses te mêler par amour avec elle ? Il ne convient pas que celui qui est notre chef plonge dans de tels malheurs les fils des Achéens. Hommes mous, lâches objets d’ignominie, Achéennes et non plus Achéens ! Retournez au moins chez vous sur vos vaisseaux, et laissez-le seul devant Troie supputer ses trésors et reconnaître si nous sommes ou non les soutiens de sa gloire. Il a outragé Achille en lui enlevant la récompense de sa valeur ; Achille est trop généreux, sans cela, fils d’Atrée, tu l’aurais outragé pour la dernière fois. »
Aussitôt Ulysse s’approche de lui et, le regardant avec mépris : « Thersite, avec ta voix criarde, tu n’es qu’un discoureur sans jugement ; retiens ta langue et seul n’injurie par les rois. De tous les Grecs venus avec le fils d’Atrée sous les murs d’Ilion, je te dis qu’il n’y en a pas un de si vil que toi. Tu médis des princes et des rois, et tu sollicites les Grecs de retourner dans leur patrie, bien qu’on n’ait point encore délibéré sur ce qu’il est expédient de faire ? Outre cela, tu calomnies le chef d’armée et le pasteur des peuples, non pour autre chose que pour l’injurier et blâmer les héros, fils de Danaüs, de lui faire beaucoup de présents. Je te le déclare, et je le ferai, que si je t’entends encore délirer, comme tu viens de le faire, que ma tête quitte mes épaules, que je ne sois plus appelé père de Télémaque, si je ne te mets tout nu et si, après t’avoir battu, je ne te renvoie hors de cette assemblée pleurer près de nos vaisseaux. »
Ulysse, non content de le menacer, le frappe de son sceptre sur le dos et sur les épaules. Thersite ploie sous le coup, une grosse larme tombe de ses yeux ; il s’assied en tremblant. En proie à la douleur, il essuie cette larme et porte çà et là des regards stupides.
Les Grecs, fâchés peut-être de l’affront fait à Thersite, n’en riaient pas moins entre eux et se disaient des propos : « Ne vois-tu pas quelle action héroïque Ulysse a faite aujourd’hui en réfrénant l’insolence de ce babillard ! Je crois que dorénavant il ne sera pas si téméraire de murmurer contre les rois ou de les agacer avec injures et médisances ».
(Homère, Iliade, chant II)

Une discussion est donc possible au sein de l’assemblée. Mais les propos du peuple ne sont pas retenus ; ils ont pour fonction de sanctionner un choix déjà fait par les Anciens, qui seuls possèdent réellement la parole. Néanmoins cette sanction est nécessaire, puisque, chaque fois qu’une décision importante doit être prise, il faut réunir le peuple. C’est lui qui, par la tenue de l’assemblée, donne sa légitimité au pouvoir des aristocrates.

L’assemblée, outre son pouvoir quant à la prise des décisions concernant la cité (guerre, religion, conduite des affaires), a également un rôle judiciaire. On y règle les litiges. Si ceux qui prennent la parole sont toujours les aristocrates, leurs décisions utilisent la pression du peuple.

Ainsi la cité-État, ou polis, se gouverne elle-même par le biais d’un double débat. Le premier, au Conseil, oppose les avis des chefs de la cité. Le second, à l’agora, est biaisé puisque l’avis des individus formant le peuple n’est pas pris en compte. En revanche, l’avis du peuple entier est utilisé comme moyen de pression par les orateurs, c’est-à-dire les membres du Conseil qui apportent leur projet devant l’assemblée. En ce sens, on peut parler de prise en compte de l’opinion du peuple. Les habitants de la cité peuvent donc agir grâce à la masse qu’ils représentent, et chacun est libre de donner son avis (tant qu’il va dans le sens des aristocrates) ; cependant l’avis émis par un simple paysan ne peut faire évoluer la prise de décision. Il faut encore attendre quelques décennies pour que l’avis du particulier, dans le cadre d’un débat à l‘assemblée, prenne un poids plus important.

Lectures
O. Murray, La Grèce à l’époque archaïque, Toulouse, 1995. 
Homère, l’Iliade, l’Odyssée.

Aucun commentaire: