vendredi 7 décembre 2007

À propos de… "La cité tyrannique"

     Petit retour en arrière sur la tyrannie, à propos de la thèse de Claudia de Oliveira Gomes, récemment parue, et brillantissime : La cité tyrannique, Histoire politique de la Grèce archaïque, Rennes (Presses Universitaires), 2007.

     Cet ouvrage s'intéresse à la période archaïque, et surtout celle à laquelle se multiplient les régimes tyranniques, pour expliquer comment se crée la cité "démocratique" grecque. Cette réflexion permet, entre autres, de comprendre comment on en arrive au vote. Le vote, qui implique que l'opinion de la majorité l'emporte sur la minorité, nous paraît chose logique.
     Reposons le problème, ou plutôt lisons Cl. de Oliveira sur ce point :
"Les sociétés dépourvues de moyens de coercition, comme les communautés homériques, ne prennent de décisions valides qu'à l'unanimité de leurs membres - et si un différend persiste après palabres, la scission s'offre comme recours aux insatisfaits. Dans la procédure du vote, qu'une majorité puisse l'emporter signifie qu'elle dispose de moyens et d'une légitimité politiques qui permettent et valident la contrainte. Le vote sous-entend, fondamentalement, que la majorité dispose d'une capacité répressive, légale et légitime, pour s'imposer à la minorité".

     Autre idée qui mérite une longue citation :
"Un autre trait majeur du vote est l'abstraction qu'il confère au processus de décision. Dans les sociétés où ce système est ignoré, la proposition d'y recourir fait naître l'objection qu'il est absurde de conférer à chacun le même poids dans la décision - il existe des gens d'expérience et des blancs-becs, des intelligents et des imbéciles, des hommes d'influence et des solitaires. Le choix doit tenir compte des autorités respectives acquises par la sagesse, le poids des ans, le prestige, comme des qualités spécifiques de chacun. Aussi, non seulement le vote suppose que la majorité dispose de moyens pour imposer sa décision, mais, en faisant de chacun l'égal de l'autre, il abolit toutes les compétences et les incompétences. Le vote proclame l'universelle égalité des votants, contre la constante inégalité des qualités individuelles. L'électeur est un être fondamentalement abstrait et le mode de fonctionnement du vote redouble ce premier aspect."

     Il faut ajouter à cela que le vote présuppose une discussion. Dans la cité homérique, ceux qui ont la parole définitive, ceux qui imposent cette parole aux autres sont les aristocrates, détenteurs de la force militaire donc de la coercition. Le débat dans la cité archaïque non tyrannique souligne les inégalités hiérarchiques. Dans la cité isonomique, le débat est ouvert à tous, chacun a le même poids. Mais cela sous-entend également qu'il n'y a pas de citoyen plus compétent qu'un autre ; ou, pour utiliser une expression à la mode, il n'y a pas besoin d'expertise pour être citoyen. De même que le vote "proclame l'universelle égalité des votants", le débat où chaque voix (au sens propre) a le même poids implique une égalité des orateurs.
     Et c'est là que survient un problème important : si le vote, parce qu'en tant qu'action immédiate il ne suppose qu'une main levée, s'affiche pour tous de la même façon, la prise de parole signale instantanément les différences entre les hommes. Il y a les hommes instruits et les autres, ceux qui peuvent fabriquer un discours et ceux qui n'en sont pas capables, ceux qui connaissent par coeur les lois existantes ou savent les lire dans les archives et les autres. À la différence du vote, le débat réactive et souligne les hiérarchies au sein de la communauté ; il ne peut être égalitaire que si tous sont formés de la même façon. Si le vote sous-entend une violence étatique, pouvoir de coercition de la majorité sur la minorité, le débat nécessite une éducation à l'échelle de la cité pour pouvoir être réellement égalitaire.

Aucun commentaire: