Selon Immanuel Wallerstein dans un article publié ce week-end dans Le Monde, la crise actuelle conjugue une fin de phase B de Kondratieff et la fin du cycle long du capitalisme. Le système, devenu instable, ne parvient plus à retrouver l’équilibre : le capitalisme ne pourrait se maintenir qu’en raison d’un différentiel entre un centre riche et des périphéries plus pauvres. Or le réajustement des économies « en développement » réduit ce différentiel. D’où une augmentation des coûts de main-d’œuvre, de matières premières et d’impôts. Cette crise remettrait en question la notion d’un progrès continu, née au XIXe siècle.
Nous sommes donc entrés dans un temps de transition ; plus de phase A à envisager ; à la place, un chaos politique. Les solutions, comme au moment de la crise du système féodal, sont encore hésitantes : on part dans de multiples directions. « Nous sommes dans une période assez rare, où la crise et l’impuissance des puissants laissent une place au libre arbitre de chacun : il existe aujourd’hui un laps de temps pendant lequel nous avons chacun la possibilité d’influencer l’avenir par notre action individuelle. Mais comme cet avenir sera la somme du nombre incalculable de ces actions, il est absolument impossible de prévoir quel modèle s’imposera finalement. »
Deux voies sont possibles, toujours selon I. Wallerstein : un système pire que le capitalisme (exploitation violente) ou un système plus égalitaire et redistributif. Dans les deux cas, les Etats-Unis ne seront plus au centre du système monde. Devenus un état « comme les autres », ils risquent de sombrer dans des conflits internes.
Que penser de cette vision presque apocalyptique (« qui révèle, qui découvre »), annonciatrice de la fin de notre monde ?
La fin d’un système capitaliste est difficile à imaginer. Nous n’avons de référent non-capitaliste que le passé, fait de connaissance et non fait d’expérience. En outre, les cycles anciens ont disparu, ils ne peuvent servir de modèle. C’est l’invention d’un nouveau modèle qui donne le vertige.
Les tâtonnements auxquels fait référence Wallerstein pour les XVe-XVIe siècles sont contemporains des guerres de religion et de la prise d’importance des communautés urbaines. Mais ils sont également contemporains d’un mouvement de pensée qu’I. Wallerstein ne cite jamais : l’humanisme de la Renaissance. Ce mouvement de pensée plaçant l’homme au centre de l’Univers est inséparable d’une idéologie capitaliste qui le fait maître des ressources naturelles ; un siècle après l’apparition de l’humanisme, la pensée de Descartes renforce l’idée d’un homme a-naturel, sorti de la nature.
Les crises qui ont précédé la crise financière (crise alimentaire, crise des matières premières) sont liées à une pression trop forte et non rationalisée sur les ressources naturelles, conséquence éloignée de la pensée humaniste. La déconnexion entre les hommes et le réel (on mange sans plus songer à la chaîne alimentaire qui précède notre acte de consommation ; on utilise de l’électricité et de l’essence sans penser à la production de ces sources d’énergies et leur finitude) se retrouve dans la crise financière due en grande partie à l’utilisation de produits financiers complexes et éloignés de l’économie réelle.
Le changement de cycle long va amener une ou plusieurs nouvelle(s) idéologie(s) qui vont donner le ton du système à venir. Ces idées seront les conséquences de la crise, comme l’humanisme fut conséquence des âges féodaux, en même temps que rupture. Elles naîtront de quelques individus, d’abord isolés, qui constitueront un réseau. Elles seront en compétition les unes avec les autres, et en rivalité avec le modèle dominant (que l’on songe aux démêlés des humanistes avec l’Église) jusqu’à ce qu’un système idéologique l’emporte. Chacun peut participer à cette nouvelle mise en place. Aujourd’hui comme hier, ce sont les réseaux qui pourront aider à l’affirmation d’un système ou d’un autre. Ces réseaux seront internationaux, comme ils l’ont été. Ils seront fondés sur un nouvel humanisme, qui donne à l’homme une autre place par rapport à « l’univers », et une nouvelle conception de la richesse, qui tienne compte des dégradations imposées aux ressources. Ou bien sur un nouveau féodalisme, qui donnera les ressources à un petit nombre, au détriment des autres, prolongement de l’oligarchie financière qui existe aujourd’hui. Ou bien sur d’autres principes dont nous n’avons même pas idée.
Tout reste à faire. Mais pour que ce tout soit dans l’intérêt du plus grand nombre, il doit être fait avec le plus grand nombre.